Journaliste-camelot à l'ère de la fin des journaux

Journaliste et camelot, est-ce possible? Oui, tout à fait. Et avec le sourire avec ça!
Photo: Journaliste et camelot, est-ce possible? Oui, tout à fait. Et avec le sourire avec ça!

Québec — Journaliste et camelot, est-ce possible? Oui, c'est l'être hybride que je suis devenu depuis quelque temps, avec mon fils maintenant âgé de 15 ans. De deux à quatre fois par semaine, je l'aide à livrer, ou je livre, ses quelque 40 Devoirs et six Journaux de Québec. (La distribution du Devoir se fait par les Messageries Dynamiques, de Quebecor.)

Autour de moi, plusieurs trouvent ça un peu «intense», à commencer par ma blonde: «Ça ne lui suffit pas d'écrire pour ce journal, il faut qu'il me réveille pour le passer le matin en plus!» Mon fils et moi, nous laissons de belles empreintes digitales sur les murs et les cadres de porte. Admettons-le: c'est un peu fou.

Mais je ne suis pas le seul dingue. L'éditorialiste Pierre-Paul Noreau, du Soleil, lors d'une entrevue exclusive avec Le Devoir, a avoué qu'il a conclu un marché similaire avec son fils pendant trois ans. «À 13 ans, je lui avais dit: "Si tu veux passer Le Soleil, je te promets de t'accompagner lorsqu'il pleuvra à boire debout ou lorsqu'il fera en bas de moins 20!"» En ces matins difficiles, il faisait le parcours en auto. Gros luxe! L'arrangement entre mon fils Émile et moi diffère un peu. Nous avons banni l'auto. Nous nous divisons aussi la semaine: trois jours pour l'un, deux pour l'autre. Les samedis, c'est impératif: les deux sont à la tâche, car la poche est trop lourde (souvent près de 70 journaux). Comme ces jours de tempête, où nous partons, bidonnés, lunettes de ski sur le nez.

Les arguments rationnels... et les autres

Pourquoi se faire souffrir ainsi? demandent mes amis. Il y a l'argument dit «rationnel»: le sens des responsabilités à transmettre, la valeur de l'argent, l'entraînement à devenir matinal, blablabla. Autre argument: devenir l'employé de son rejeton, c'est une manière de lui verser une allocation. Acte d'humilité qui lui permet d'amasser un petit pécule à lui. Encore dans le registre rationnel: la santé. Vous pouvez tout justifier avec elle de nos jours. Monter et descendre des escaliers, marcher 30 minutes ou même courir en distribuant les journaux, que le temps soit beau ou mauvais, c'est sain... et ça vous évite d'aller au gym (idéal pour ceux qui, comme moi, détestent ces lieux). Encore mieux lorsque vous vous sentez assez en forme pour le faire en jogging. C'est la santé qui a rallié ma blonde, d'ailleurs (avec les «moments de qualité» père-fils formidables). Les patrons de la distribution disent qu'il est de plus en plus difficile de trouver des livreurs? Ils devraient faire des pubs comme à la télé: «En étant camelot, j'ai perdu 10 kilos. Ma vie a changé!»

Deuxième catégorie d'arguments: la nostalgie. Me retrouver, plusieurs matins par semaine, habillé de vieux vêtements, coiffé d'une casquette, traînant une poche pleine de nouvelles fraîches, c'est faire un voyage dans le temps. Nul besoin de ce Walkman qui m'accompagna jadis tous les matins de mon école secondaire pour réentendre Billy Idol crier Rebel Yell. Aujourd'hui, mieux encore, on peut remplir l'iPod de longues émissions intello podcastées sur France-Culture comme Une vie, une oeuvre, Les Vendredis de la philosophie, Répliques (sans équivalent chez nous). Qui pourrait croire que ce camelot à barbe écoute une émission sur Michel Foucault?

D'autres justifications, moins avouables? Curiosité: le journaliste-camelot ne peut résister à la tentation de voir ce que les concurrents ont fait. (P.-P. Noreau le confirme, d'ailleurs.) Il livre ses quotidiens, mais feuillette aussi les autres journaux déjà dans les boîtes aux lettres. 7h00? La revue de presse est faite ou presque! Narcissique: impossible de nier le plaisir un peu juvénile de livrer «son» Devoir lorsqu'on y a une primeur. Contemplatif: tous ces matins qui se suivent dans ce même quartier, dans ces mêmes rues, mais qui ne se ressemblent pas. Les mille et une sortes de neige. Les ombres obliques du matin. La passion pour les nouvelles imprimées se conjugue facilement, depuis mon adolescence, avec un amour inné des matins, de cette naissance d'un jour unique, décrit par le papier que je livre. Romantique: et si c'était là une forme de résistance? Peut-être qu'inconsciemment ce travail supplémentaire, dépassé, au bout de la chaîne de production de mon quotidien, me plaît parce que c'est un peu un baroud d'honneur contre cette déprimante mort annoncée des journaux. Volonté d'être à leur chevet? Bon, d'accord, sortez les violons. Moi, je dois aller me laver les mains.

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