«Lac-Mégantic. Ceci n’est pas un accident»: vers une nouvelle catastrophe?

Fiches de sécurité falsifiées, rails brisés, citernes trop fragiles, locomotive endommagée, train immobilisé dans une pente, aucun dérailleur d’urgence : tout était réuni, le 6 juillet 2013, pour déclencher la pire catastrophe ferroviaire de l’histoire du Canada à Lac-Mégantic. Dix ans plus tard, rien n’a changé dans les pratiques de l’industrie ni dans la réglementation, révèle une récente docusérie de Philippe Falardeau, qui s’inquiète que la tragédie se répète.
« Souvent, on fait l’erreur de présumer qu’il y a des autorités qui assurent notre sécurité, qu’après une telle catastrophe les choses changent. Mais ce n’est pas le cas. […] La bombe à retardement est toujours active et à un moment donné, ça va arriver au centre-ville de Calgary ou de Magog. Partout au pays, le potentiel existe », a lancé le réalisateur lundi, en marge du visionnement médiatique des deux premiers épisodes de la docusérie Lac-Mégantic. Ceci n’est pas un accident.
Lui-même a longtemps pensé que la catastrophe ferroviaire — qui a coûté la vie à 47 personnes et détruit le coeur de la petite ville estrienne — n’était qu’un malheureux accident qui appartenait au passé. C’est l’essai Mégantic. Une tragédie annoncée, de l’autrice et militante Anne-Marie Saint-Cerny, qui lui a ouvert les yeux, en 2018. « Ça m’a mis dans une colère, une colère contre moi-même. Je me suis trouvé naïf d’avoir pensé que tout était réglé », confie-t-il.
De cette colère est née l’idée de faire une docusérie qui exposerait la vérité au grand public. S’appuyant sur les recherches de Mme Saint-Cerny, sur des entrevues avec des survivants, des proches endeuillés et des experts, Philippe Falardeau revient sur les décisions et les conditions qui ont mené au déraillement et à l’explosion d’un train transportant du pétrole brut le 6 juillet 2013 à Lac-Mégantic.
À travers les quatre épisodes d’une heure, le réalisateur aborde également les conséquences de la tragédie, dont les Méganticois vivent encore les contrecoups 10 ans plus tard. Mais il lève surtout le voile sur l’impunité des entreprises ferroviaires et sur le laxisme des autorités fédérales en matière de sécurité, qui perdurent depuis des années.
« Non seulement les choses n’ont pas été réglées, mais les mêmes conditions qui existaient à Lac-Mégantic ont mené à d’autres tragédies similaires, souligne M. Falardeau. C’est juste que quand ça déraille dans un champ de betteraves en Saskatchewan, ça fait moins de victimes et ça fait moins jaser. »
Une situation qui est d’autant plus inquiétante lorsqu’on sait que le transport de pétrole par voie ferroviaire a augmenté de 28 000 % entre 2009 et 2013, et qu’on continue de laisser l’industrie établir ses propres règles et mener elle-même l’enquête lors d’accidents.
Silence politique
Le réalisateur a bien sûr tenté d’obtenir des réponses et d’alerter les autorités sur la situation, mais sans succès. « On a demandé à une douzaine de hauts fonctionnaires [chez Transports Canada], ils ont refusé systématiquement. Certains avaient peur de parler, d’autres voulaient tourner la page, d’autres étaient convaincus qu’ils allaient être blâmés », rapporte-t-il.
Le premier ministre Justin Trudeau a également refusé son invitation, tout comme les anciens ministres des Transports Denis Lebel, qui était en poste lors de la tragédie, et Marc Garneau, qui a eu entre les mains le rapport du Bureau de la sécurité des transports.
Un refus d’autant plus parlant, selon M. Falardeau, qu’Edward Burkhard, l’ancien p.-d.g. de l’entreprise Montreal, Maine Atlantic, à qui appartenait le train qui a déraillé, a accepté de témoigner devant la caméra.
« Le problème, c’est que le ministère des Transports a deux fonctions contradictoires : assurer la sécurité dans tous les modes de transport et promouvoir l’économie à travers le transport. C’est difficile de réconcilier les deux », souligne le réalisateur.
Changer les choses
Philippe Falardeau espère que sa docusérie servira d’outil à ceux qui sont « mieux placés que [lui] politiquement pour faire enfin bouger les choses ». Et ce, tant dans le milieu ferroviaire qu’ailleurs.
« Ce que je présente, c’est une fable pas tant sur l’industrie ferroviaire, mais sur les rapports de pouvoir qui existent entre les politiciens et les organismes gouvernementaux qui sont censés réglementer une industrie. Ce qui est vrai dans le cas Mégantic sur l’industrie ferroviaire est probablement vrai dans le cas de l’industrie pétrolière, de l’industrie des pesticides, dans l’industrie des pharmaceutiques, etc. Partout où il y a une puissance économique, il y a ce danger d’absence de contrepoids démocratique. C’est ça, le coeur du problème. »