CBC/Radio-Canada, cible politique de tout temps

Le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, a fait du « définancement » de CBC l’une des pierres angulaires de sa plateforme électorale, allant jusqu’à demander à Twitter d’ajouter la mention « financé par le gouvernement » au compte du diffuseur public. Mais la droite de la droite n’a pas le monopole de la détestation de CBC/Radio-Canada. Par le passé, les libéraux et les nationalistes québécois ont aussi déversé leur fiel sur Radio-Canada.
De la fin des années 1960 au début des années 1980, la charge contre Radio-Canada était portée par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau. « Un nid de séparatistes », disait même le père de l’actuel premier ministre du pays. Dans une déclaration à l’emporte-pièce, le chef du Parti libéral avait menacé à mots couverts de mettre la clé sous la porte, pour ne diffuser que des émissions sur les « vases chinois ».
Si les attaques venaient seulement d'un camp, je me serais posé des questions
Jean-François Lépine, qui animait l’émission d’affaires publiques Présent lorsque le Parti québécois a pris le pouvoir en 1976, se souvient très bien de cette époque où il régnait un grand climat de suspicion dans la grande tour brune. « On avait publié des dossiers assez importants sur la corruption au sein du gouvernement Bourassa, et il y a des gens au gouvernement fédéral qui croyaient que ça avait pu influencer l’élection. À tel point qu’il y a une enquête qui a été lancée. Les gens du comité ont rencontré les journalistes. Ils ont assisté à nos réunions de production, ont regardé durant des heures et des heures notre programmation, pour finalement conclure que notre couverture était équilibrée. »
Les libéraux sous Jean Chrétien ont aussi à l’occasion écorché CBC/Radio-Canada. C’est d’ailleurs le gouvernement qui a le plus sabré les dépenses de la société d’État. Dans un contexte de rigueur budgétaire partout dans l’appareil fédéral, le financement public du diffuseur avait été réduit de près du tiers en l’espace d’à peine deux ans. Des coupes qui s’étaient traduites par quelque 2400 mises à pied.
De la propagande fédéraliste ?
Et pourtant, à la même époque, les journalistes de Radio-Canada étaient aussi régulièrement accusés par les indépendantistes de promouvoir une ligne éditoriale fédéraliste. On se souviendra que le bouillant réalisateur Pierre Falardeau, indépendantiste acharné, a popularisé l’expression « Radio-Cadenas ».
La critique du diffuseur public reste bien ancrée dans les cercles nationalistes. Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, a dénoncé cette semaine « la croisade idéologique » de Pierre Poilievre au sujet de CBC, mais il n’a pas manqué de rappeler le « penchant fédéraliste dans la chaîne de commandement » de la société d’État.
« Durant toute ma carrière, des souverainistes m’ont traité de fédéraliste et les fédéralistes m’ont traité de séparatiste. Ça ne m’a jamais empêché de dormir et de faire mon travail. Si les attaques venaient seulement d’un camp, je me serais posé des questions. Mais comme ça venait des deux côtés, je me suis dit que c’était la preuve que je devais quand même faire une bonne job », dit avec ironie l’ancien correspondant parlementaire Daniel Lessard, qui a couvert la politique fédérale pour Radio-Canada durant presque 40 ans.
Daniel Lessard est parti à la retraite en 2011, peu de temps après l’élection du gouvernement majoritaire de Stephen Harper, qui ne portait pas le diffuseur public en haute estime. En trois ans, le financement public a été abaissé de 10 %. Lors de la campagne électorale de 2015, le premier ministre avait affirmé que Radio-Canada « détestait » les valeurs conservatrices, comme l’assainissement des finances publiques, les baisses d’impôt ou encore l’affirmation du Canada dans le monde.
Un penchant à gauche
Ça ne date pas d’hier que le diffuseur public est accusé d’avoir un parti pris pour la gauche. Dans ses mémoires, René Lévesque a raconté que le très conservateur Maurice Duplessis évitait les journalistes de Radio-Canada, qu’il jugeait comme trop progressistes. À tort ou à raison, puisque René Lévesque, le social-démocrate, finira par quitter Radio-Canada pour se lancer en politique avec les libéraux de Jean Lesage.
Professeur de journalisme à l’Université d’Ottawa, Marc-François Bernier est de ceux qui croient qu’un biais de gauche se fait en effet parfois sentir dans la couverture de Radio-Canada.
« D’emblée, le métier de journaliste attire des gens qui s’intéressent à des sujets qui sont plus marqués à gauche. Quand la droite dit que CBC et Radio-Canada sont à gauche, ce n’est donc pas juste une illusion, il y a un fondement à ça. Il faut que le diffuseur public en soit conscient et fasse une introspection pour ne pas accentuer ce sentiment. Quand on interdit certains mots à l’antenne ou quand on invite les journalistes à participer à des manifestations pour ladite justice sociale, on fait juste donner des munitions aux gens comme Pierre Poilievre », tranche M. Bernier.
Pierre Poilievre a demandé à Twitter la semaine dernière d’ajouter la description « média financé par le gouvernement » au compte officiel de CBC. Le réseau social détenu par Elon Musk a finalement ajouté cette mention en début de semaine au profil du diffuseur public anglophone, ce à quoi CBC et Radio-Canada ont répliqué en suspendant leurs activités sur Twitter. Cette étiquette laisse croire que le gouvernement canadien « peut intervenir à divers degrés dans le contenu éditorial », ce qui est faux, a affirmé la haute direction de la société d’État.
Des paroles en l’air ?
Depuis qu’il a été élu à la tête du Parti conservateur, Pierre Poilievre n’a jamais caché son aversion pour CBC, qu’il qualifie d’organe de « propagande » du gouvernement Trudeau et qu’il promet de « définancer » s’il devient premier ministre. Le chef de l’opposition officielle à Ottawa s’engage toutefois à préserver Radio-Canada, à tout le moins pour répondre aux besoins des francophones hors Québec.
« Il n’y a pas le même attachement au Canada anglais pour CBC qu’au Québec pour Radio-Canada. Donc, c’est assez habile politiquement pour Poilievre de viser uniquement CBC », souligne Jean-François Lépine, qui a travaillé dans les deux langues au cours de sa longue carrière.
ICI Radio-Canada Télé compte pour près de 25 % des parts de marché chez les francophones, alors que CBC n’accapare qu’un maigre 6 % des audiences télé du côté anglophone.
Mais même si CBC est un éternel mal-aimé au Canada anglais, Daniel Lessard doute que Pierre Poilievre aille jusqu’à complètement privatiser le diffuseur public de langue anglaise s’il prenait le pouvoir. « Harper aurait pu le faire, il ne l’a pas fait. Mike Harris, qui faisait des coupes partout en Ontario, n’a pas touché à TVOntario. Même Margaret Thatcher, au Royaume-Uni, n’a pas privatisé la BBC », se plaît à rappeler l’ex-correspondant parlementaire.