«2012/Dans le cœur», communiquer «l’élan vital» de la grève de 2012

La narration du documentaire sur la grève étudiante de 2012 est assurée par Safia Nolin.
Photo: Axel Royer-Gagné La narration du documentaire sur la grève étudiante de 2012 est assurée par Safia Nolin.

« Pourquoi parler de toi qui t’es suicidé ? Pourquoi parler de toi qui as eu le crâne fracassé ? Pourquoi parler de toi qui as perdu un oeil ? Pourquoi parler de toi qui as perdu ses dents ? Pourquoi parler de vos os brisés ? Pourquoi parler de vos corps meurtris ? Pourquoi parler de vous alors qu’elles étaient des milliers et des dizaines de milliers de personnes en révolte dans les rues ? »

La grève étudiante de 2012, imposante, s’est imprimée dans l’histoire du Québec. Dans le documentaire 2012/Dans le coeur, qui sortira en salle le 31 mars, et dont la narration est assurée par Safia Nolin, les deux réalisateurs, Rodrigue Jean et Arnaud Valade, prennent le parti de la rue et des révoltés. Ils documentent de façon intime le face-à-face violent entre manifestants et policiers à l’aide d’une longue succession d’images d’archives filmées de façon chaotique par les militants sur la ligne de front. Une séquence dans laquelle ils insèrent, dans une disparité radicale, des plans des participants souriants ou fébriles à l’intérieur du salon Plan Nord au Palais des congrès à Montréal, ou du congrès du Parti libéral du Québec (PLQ) à Victoriaville.

« Ce mouvement, qu’on peut qualifier d’anarchiste, ou de communiste, ou d’anarcho-syndicaliste, n’existe pas dans l’imaginaire québécois, sauf pour montrer une bête sauvage qui n’a pas de visage et dont le seul but est de casser les vitrines, lance Arnaud Valade, 27 ans, qui a également fait le montage. Mais ces gens existent, ils ont un projet historique et ils portent ces mouvements à bout de bras. Ensuite, on ne parle plus d’eux, mais ils restent avec les traumas et la répression qu’ils ont subis. »

Il y avait quelque chose de nouveau et d’un peu extra-ordinaire dans le mouvement.

 

Il était élève en Ve secondaire lors de la grève. Son frère, Maxence, qui a perdu l’usage d’un oeil lors de l’émeute en marge du congrès du PLQ à Victoriaville, était très impliqué, tout comme sa soeur. « Ça [le documentaire] n’a jamais été quelque chose de personnel ou d’apitoiement, ça fait partie de l’expérience collective », dit-il.

Le documentaire a été présenté l’automne dernier au Festival du nouveau cinéma, où il a reçu le Prix du Coup de coeur du public. La proposition rompt avec une mise en valeur du nationalisme québécois ou du syndicalisme étudiant, et porte plutôt une critique du colonialisme et de la violence policière.

« L’idée est de rendre compte de l’expérience sensible, souligne Rodrigue Jean, qui a lui aussi participé au mouvement social. C’est de communiquer l’élan vital de 2012. » « C’est d’autant plus important que nous sommes sous un néo-duplessisme en ce moment, croit-il. Beaucoup ne voient plus de possibilité d’affranchissement politique. »

Critique de la représentation

 

Le projet était en gestation depuis un bon moment. La perspective d’une couverture médiatique des dix ans de la grève « réformiste » et qui l’« enfouit dans un mouvement qui était uniquement à propos d’une lutte économique » a énervé les deux réalisateurs, qui ont voulu présenter autre chose.

La critique des médias est vive. Dans le documentaire, le travail de représentation des événements par les journalistes — principalement de la télévision de Radio-Canada — lors de l’émeute de Victoriaville est sous la loupe. Les images d’archives obtenues auprès de la société d’État mettent notamment en évidence la scénarisation de la présentation des informations par les journalistes avant la mise en ondes.

« Il y avait quelque chose de nouveau et d’un peu extraordinaire dans le mouvement, croit Arnaud Valade. Et les médias n’étaient pas outillés pour parler de ce genre de chose, ils n’avaient pas les codes pour en parler. »

Ici, un journaliste de La Presse accompagné d’une caméra vidéo se fait répondre sèchement par un manifestant âgé qui s’est installé à côté d’une ligne de policiers de la Sûreté du Québec (SQ). « Pourquoi tu ne te mêles pas de tes affaires au lieu de faire de la nouvelle », lui lance-t-il. Une autre journaliste de la société d’État trébuche sur ses mots pour décrire l’émeute qui se construit et vit sous ses yeux. Elle parle du terrifiant « groupe » Black Bloc venu de Montréal et découvre, à mesure que les tensions éclatent, une réalité brutale insoupçonnée alors qu’explosent près d’elle des grenades sonores et qu’elle se retrouve plantée au centre d’une violence extraordinaire et chaotique.

Plus tard, un porte-parole de la SQ assurera en mêlée de presse qu’un policier pris à partie par des manifestants « aurait été en train d’aider un citoyen ». Des images captées par les manifestants montrent plutôt le policier se jeter sur celui-ci pour tenter de l’arrêter.

« Nous voulions montrer comment il y a une construction de ce que nous vivions en direct, comment il y a un appareil qui construit un récit des choses vécues collectivement et affectivement, souligne Arnaud Valade. Après avoir vécu la répression et l’intensité dans la rue, on se levait le matin et, en lisant les nouvelles, on se rendait compte que les médias reproduisaient les communiqués de la police. »

Face à une représentation « mensongère » de la réalité vécue, une « rage contre les médias » et une méfiance se sont de plus en plus installées, note Rodrigue Jean. « Elles sont restées », dit-il.

Avec leur film, les deux réalisateurs veulent maintenir en vie la mémoire de l’expérience extatique de la rue, mais aussi de la répression subie lors de 2012. « C’est possible, ici, de faire ça et de recréer ça, pense Arnaud Valade. C’est important que la jeunesse ou ceux qui ont vécu ça voient ces images et ressentent ce qu’on a vécu collectivement. »

Toute une génération s’est politisée lors de cette période, ajoute Rodrigue Jean. « On pense que cette génération a disparu et que chacun travaille, mais, en fait, je pense qu’elle est prête à retourner au front, croit-il. Il suffirait d’une étincelle. »

2012/Dans le coeur

Documentaire de Rodrigue Jean et Arnaud Valade, en salle à partir du 31 mars

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