Quand la téléréalité fait oeuvre utile

Il y a vingt ans, les grands réseaux de télévision québécois se lançaient dans un nouveau genre aussi aimé que méprisé : la téléréalité. Depuis, les émissions se sont multipliées, fracassant des records de cotes d’écoute et gagnant petit à petit le coeur et le respect tant du public que des médias traditionnels. Mais entre les ratés, les controverses et la perte de vitesse du petit écran, peut-on toujours lui prédire un aussi bel avenir ? Cinquième texte d’une série qui se poursuivra au cours des prochaines semaines.
La téléréalité peut-elle être un outil pour le bien ? Des concepts mettant en vedette des gens ordinaires qui souhaitent davantage briser la solitude et trouver l’âme soeur que de connaître la gloire se multiplient, au Québec comme ailleurs. Un phénomène encouragé par l’appétit grandissant du public pour une téléréalité bienveillante et authentique.
« Si je ne m’étais pas inscrit [à L’amour est dans le pré], j’aurais pu attendre longtemps avant de trouver l’amour », laisse tomber Alex Berthiaume.
Quand la pandémie a frappé en mars 2020, le Beauceron a soudainement été confronté à sa solitude et a ressenti l’envie de « trouver l’homme de ses rêves ». Il s’est tourné vers les applications de rencontre, mais l’expérience n’a pas été concluante. « Dater sur les applications, c’est pas tant le fun, c’est difficile de tomber sur quelqu’un de sérieux. […] Ajoute le fait de vivre en Beauce, d’être agriculteur et homosexuel, ça réduit grandement le bassin », fait-il remarquer.
Encouragé par ses proches, il s’est donc inscrit à la téléréalité L’amour est dans le pré et a été sélectionné pour participer à la neuvième saison, diffusée en 2021 à Noovo. C’était la première fois dans l’histoire de l’émission qu’un candidat gai participait.
La suite, on la connaît. Avec son intensité et son authenticité, Alex a non seulement gagné le coeur du public en quelques épisodes, mais aussi — et surtout — celui de David Desmarais, l’un de ses prétendants. Deux ans plus tard, les deux hommes filent encore le parfait amour. Ils se sont fiancés en décembre 2021 et le mariage est prévu l’automne prochain. Les amoureux ont aussi commencé des démarches pour avoir un enfant.
Depuis son lancement au Québec en 2012, L’amour est dans le pré — adapté du concept britannique Farmer Wants a Wife — a aidé 17 agriculteurs à trouver leur partenaire de vie. De ces unions, 29 bébés sont nés, et un 30e est en route.
Avec la pandémie, l’anxiété et l’isolement que ç’a créé, il y a un grand appétit pour des téléréalités positives qui misent sur la solidarité, la bienveillance, la collaboration, plutôt que la duperie et l’humiliation
« On est vraiment fiers. C’est en voyant ça qu’on peut dire qu’une téléréalité a du succès. C’est pas juste une question d’audience, même si, de ce côté-là, les résultats sont bons aussi », explique le producteur de l’émission et président fondateur d’Attraction, Richard Speer. À ses yeux, L’amour est dans le pré n’est pas qu’une émission de divertissement parmi tant d’autres. Elle se démarque par son « authenticité », sa « bienveillance » et sa capacité à faire « oeuvre utile » en aidant des agriculteurs à rompre leur solitude.
L’amour avec un grand A
Dans la même veine que L’amour est dans le pré, d’autres téléréalités au Québec aident des communautés à trouver l’amour, sans jouer de sensationnalisme ou se transformer en concours de popularité.
C’est le cas de Coeur de trucker, qui sera diffusée à Unis TV au printemps. L’émission donnera un coup de main à des camionneurs qui peinent à trouver l’amour en raison de leurs horaires irréguliers et de leurs absences prolongées.

Il y a aussi Et si c’était toi, qui sera offerte fin février à AMI-télé, le diffuseur au service des personnes non voyantes, à mobilité réduite ou malentendantes. Chaque épisode permettra à une personne en situation de handicap de rencontrer trois prétendants (avec handicap ou non).
« On n’est pas là pour épater, pour faire du gros divertissement, mais pour présenter à l’écran des gens qu’on voit peu, qui sont des humains comme n’importe qui et qui veulent aussi aimer et être aimé. C’est une émission qui fait du bien », souligne la vice-présidente au développement de contenu et à la programmation d’AMI-télé, Isabella Federigi.
Phénomène mondial
« Il y a une tendance grandissante dernièrement à la production d’émissions de téléréalité bienveillantes, plus éthiques, plus authentiques, il y a un appétit pour ça », constate Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’UQAM. Elle insiste aussi sur ce « feel-good » tant recherché. « Avec la pandémie, l’anxiété et l’isolement que ç’a créé, il y a un grand appétit pour des téléréalités positives qui misent sur la solidarité, la bienveillance, la collaboration, plutôt que sur la duperie et l’humiliation. »
Et ce n’est pas qu’un phénomène québécois. Mme Boisvert donne en exemple la téléréalité suédoise The Farm, lancée en 2001, qui connaît un regain de popularité dans plusieurs pays dernièrement. On y suit à la ferme un groupe de personnes qui recherchent un mode de vie autosuffisant et écoresponsable.
Autre exemple : Old People’s Home for 4 Year Olds, lancée en 2017. L’émission anglaise réunit un groupe de personnes âgées souffrant de solitude et un groupe d’enfants d’âge préscolaire pour voir si ce contact intergénérationnel peut accroître le bien-être et la santé de ces premiers. Le concept a si bien marché qu’il a été adapté dans d’autres pays, dont l’Australie, où il a donné vie à une variante, Old People’s Home for Teenagers, qui cherche autant à combattre la solitude des personnes âgées que celle des adolescents.
Est-ce à dire que ce sous-genre de téléréalité représente l’avenir ? En partie seulement, répond Mme Boisvert, qui rappelle comment les concepts traditionnels, basés davantage sur la stratégie, la compétition, le sensationnalisme et le pur divertissement, sont encore très populaires.
« C’est toute la complexité de la téléréalité, pour ne pas dire son paradoxe. On veut qu’elle soit représentative de nos valeurs sociétales, mais sa force reste de présenter des scènes de controverse qui vont créer un débat de société. »