La téléréalité, extension du domaine de la lutte commerciale

Certains partenaires commerciaux accompagnent « OD » depuis des années, comme les mousseux Bulles de nuit.
Photo: Noovo capture d'écran YouTube Certains partenaires commerciaux accompagnent « OD » depuis des années, comme les mousseux Bulles de nuit.

Il y a vingt ans, les grands réseaux de télévision québécois se lançaient dans un nouveau genre aussi aimé que méprisé : la téléréalité. Depuis, les émissions se sont multipliées, fracassant des records de cotes d’écoute et gagnant petit à petit le coeur et le respect tant du public que des médias traditionnels. Mais entre les ratés, les controverses et la perte de vitesse du petit écran, peut-on toujours lui prédire un aussi bel avenir ? Quatrième texte de notre série.

Selon une formule choc de feu Patrick Le Lay, ancien p.-d.g. de Groupe TF1, en France, la télé vend aux annonceurs « du temps de cerveau humain disponible ». Ce sommet de cynisme (ou de franchise froide) date de 2004. La téléréalité, née à peu près en même temps, n’a cessé depuis de bonifier les trouvailles pour rejoindre la tête, le coeur et surtout les poches des téléspectateurs.

Avec les microplacements de produits, le genre a ouvert la télé (et donc les cerveaux) à des marques qui n’y avaient pas nécessairement accès, faute de budget. La téléréalité a aussi permis de toucher une tranche du public plus jeune, moins sensible à la publicité classique, plus réceptive à des formes de propagande commerciale prétendument plus subtiles.

M. Le Lay l’avait aussi bien compris. En 2001, le maître du slogan qualifiait Loft Story et les autres émissions du nouveau genre de « sous-produits pornographiques ». Quelques mois plus tard, le grand patron de la principale chaîne franco-française signait pourtant avec l’empire Endemol, alors au début de son expansion mondiale, un contrat pour produire Nice People, un Big Brother européen calqué sur le film L’auberge espagnole.

Loft Story connaît une version québécoise en 2003. Occupation double (OD), mégasuccès national, fleurit depuis la même année. Puis Big Brother s’implante ici en 2010. Et vogue la galère commerciale.

Ici aussi les partenariats, les commandites et les placements sont exploités au maximum avec plus ou moins de succès. Des vêtements des candidats aux meubles des maisons d’enfermement, des aliments aux voitures, des produits de beauté jusqu’aux voyages, tout peut servir à la promotion d’un bien ou d’un service particulier.

Tout, partout, tout à la fois

« On ne veut pas que nos candidats soient “brandés” à n’en plus finir, mais on assume le fait que, quand même, oui, on a des commanditaires et on voit la marque du frigidaire », résume Karine Pelletier, directrice marketing et commandites des Productions J, la boîte qui produit Occupation double. Combien, au fait ? « Jusqu’à une trentaine », répond celle qui gère les ententes.

Mme Pelletier a commencé à bosser sur OD Bali en 2017, année de refonte du marketing de l’émission. Elle travaille maintenant avec deux collègues et des pros de Bell Média, propriétaire de la chaîne Noovo, pour trouver des stratagèmes d’intégration en négociant dans le détail les procédures de visibilité pour s’arrimer au scénario. Il n’y a jamais rien d’innocent. Même une pizzeria du Québec (et pas de Bali) a pu payer pour l’exposition de ses boîtes de pizza à l’écran.

« On met les commanditaires en lien avec ce qui se fait dans l’émission, résume la directrice. On veut que ce soit fait de manière organique, sinon ça ne fonctionne pas, ni pour l’émission ni pour le commanditaire. »

D’où la crise qui a suivi les scènes d’intimidation puis la mise à l’écart de trois candidats jugés harcelants, l’automne dernier, à OD Martinique. Au moins une dizaine de partenaires publicitaires ont claqué la porte et mis l’émission en danger de survie. OD a survécu et reviendra cette année.

On veut que ce soit fait de manière organique, sinon ça ne fonctionne pas, ni pour l’émission ni pour le commanditaire.

Les téléspectateurs ont alors passé le marteau sur la production — et ceci explique cela. Les adeptes restent par contre indulgents par rapport à la pub intégrée. Mme Pelletier n’a pas entendu de plaintes au sujet des placements pour ainsi dire transparents.

Elle donne l’exemple concret de la marque de boisson Guru. « On s’est assumés pleinement, dit la directrice. Parfois, la marque était montrée de manière très évidente, avec un gros camion par exemple. On l’assumait totalement. Je pense que ça passait très bien. »

Certains partenaires accompagnent OD depuis des années, comme les mousseux Bulles de nuit. « Ils restent parce que ça fonctionne bien », dit Mme Pelletier, en notant que la présence quotidienne culminant à l’émission dominicale multiplie les possibilités d’insérer des produits un peu partout. « Plus on voit des choses, plus ça donne le goût de les consommer. »

Dedans/dehors, avant/après

Ophélia-Anna Nagar en sait quelque chose. Coiffeuse, propriétaire de deux salons de barbier Menz Club de Québec, elle a commencé par annoncer ses entreprises pendant les diffusions d’OD le dimanche dans la région de la Capitale-Nationale avec des messages publicitaires classiques de 15 secondes. Cette publicité lui a coûté entre 15 000 $ et 20 000 $ par année. Comme ce marketing avait eu « un très bon impact », après deux ans elle s’est dit qu’elle pourrait bien aller se faire valoir en s’inscrivant elle-même à OD.

La jeune femme charismatique, habituée aux présentations sur scène dans les congrès de coiffure, a été retenue pour l’aventure en Afrique du Sud, en 2019, juste avant la pandémie. Le jeu risqué l’obligeait à délaisser la gestion de ses salons pendant des semaines pour un salaire de quelques centaines de dollars par mois.

« Je ne regrette pas du tout mon expérience, dit celle qui avait aussi reçu un coup de pub en se pointant à l’émission Dans l’oeil du dragon. J’ai participé à OD surtout pour la visibilité offerte à mes salons. Je me suis dit qu’au prix que me coûtaient les pubs, autant valait être dans l’émission. C’était un risque, évidemment. Une mauvaise image de moi, si les gens ne m’avaient pas aimée, aurait pu avoir un impact négatif sur mes entreprises. »

Photo: Menz Club Ophélia-Anna Nagar, entrepreneure et candidate à la téléréalité « OD Afrique du Sud »

Ici comme ailleurs, les ex-candidats profitent de leur célébrité instantanée pour faire gonfler leurs abonnés sur les réseaux sociaux, avantage aussitôt monétisé à coups de placements de produits. Tout y passe, des laisses pour chiens aux trousses de blanchiment des dents. Claudie Mercier, elle aussi une ex d’OD Afrique du Sud, a maintenant plus de 1,2 million d’abonnés sur TikTok.

« À la télé, les gens reconnaissent la publicité, fait remarquer la juriste Clarisse N’Kaa, qui a coréalisé l’étude Marketing d’influence. La publicité à l’ère des médias sociaux (2021) pour l’organisme Option Consommateurs. Sur Internet aussi, quand il y a une pub avant la diffusion d’une vidéo. Le marketing d’influence, la pub faite par les influenceurs, est plus difficile à détecter. »

L’étude a montré la réceptivité des enfants à cette pratique même si au Québec, celle destinée aux enfants de moins de 13 ans reste interdite. Les lois canadiennes ne forcent pas l’identification claire des pubs en ligne (par exemple avec un mot-clic du genre #pub).

Après sa participation à la téléréalité, Mme Nagar, plus célèbre que jamais, a changé ses plans de mise en marché dans le contexte difficile où la pandémie forçait la fermeture intermittente de ses salons et l’arrêt des congrès de coiffure. « Tout a fermé et tous mes plans ont “crashé”, dit-elle. J’ai rebondi autrement qu’une participante dans un contexte plus normal. »

Elle utilise les réseaux sociaux pour faire la promotion de sa gamme de produits de beauté pour hommes Menz Club, qu’elle a lancée après OD, mais pas pour faire le marketing d’autres entreprises, produits ou services. « Certains vivent du marketing d’influence, dit-elle. Ce n’est pas mon cas. Je ne me considère pas comme une influenceuse, mais comme une entrepreneure qui utilise ses plateformes pour du marketing. »

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