«Monsieur Lazhar»: la grammaire du deuil

Une scène du long métrage «Monsieur Lazhar», réalisé par Philippe Falardeau, avec Mohamed Fellag.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Une scène du long métrage «Monsieur Lazhar», réalisé par Philippe Falardeau, avec Mohamed Fellag.

L’écran de cinéma est-il le miroir de l’âme des cinéastes, ou des spectateurs ? Sans doute un peu des deux. Dans le cadre de la série estivale En thérapie : le cinéma québécois, « Le Devoir » donne l’occasion à huit psychologues de se prêter au jeu de la séance thérapeutique, avec pour patient un film d’ici de leur choix. Cette semaine, « Monsieur Lazhar » (2011), de Philippe Falardeau, relecture émouvante et ambitieuse d’une pièce d’Évelyne de la Chenelière qui a valu au cinéaste une reconnaissance internationale.

Le Québec fut longtemps un triste champion en ce qui concerne le taux de suicide, mais une grande mobilisation sociale a permis une diminution substantielle du nombre de décès. Il n’en demeure pas moins que, selon le Bureau du coroner en chef du Québec, 1016 Québécois ont mis fin à leurs jours en 2020 ; en 2018, on en comptait 1094. Et pour chaque décès par suicide, combien de familles, de proches et de collègues meurtris ?

Ce sont les répercussions, souvent insidieuses, de cette déflagration qu’illustre Monsieur Lazhar, de Philippe Falardeau (La moitié gauche du frigo, Congorama, My Salinger Year), une véritable leçon d’humanisme, qui se déroule dans une école primaire de Montréal où un drame effroyable s’est produit. Non seulement Martine, une enseignante, a décidé de mettre fin à ses jours dans sa classe, mais elle a été découverte sous le regard horrifié de deux de ses élèves, d’abord Simon (Émilien Néron), puis Alice (Sophie Nélisse). Dans ce contexte tragique, personne ne se bouscule pour la remplacer. Bachir Lazhar (Mohamed Fellag) arrive à la rescousse, bon Samaritain originaire d’Algérie, qui s’affiche comme un maître expérimenté prêt à relever le défi, même si le contexte pédagogique québécois le déroute. Au fil des mois, celui qui doit lui-même faire le deuil de sa conjointe assassinée dans son pays natal, qui était par ailleurs enseignante, amorce un long processus de guérison avec ses élèves.

Pour discuter de ce film qui va bien au-delà des enjeux entourant la question du suicide, et dont les thèmes, comme ceux de la transmission du savoir et des souffrances étouffées, ont trouvé écho un peu partout à travers le monde, la parole est donnée à Marc-André Dufour, psychologue clinicien et auteur de Se donner le droit d’être malheureux (Éditions Trécarré).

Qu’avez-vous ressenti lors du premier visionnement de Monsieur Lazhar ?

Je n’ai pas le profil du collectionneur, mais j’ai tellement aimé ce film que je le voulais en DVD ! La bande-annonce m’avait intrigué, je ne savais pas trop de quoi il s’agissait, mais dès la première scène, lorsque Simon puis Alice découvrent Martine pendue dans leur classe, on peut dire que ça commence de façon percutante. Et de voir Simon traîner une caisse de berlingots de lait dans des corridors vides, ça m’a ramené à ma propre enfance, parce que j’avais la même responsabilité. Je pouvais quasiment sentir l’odeur du lait caillé dans les caisses !

Lorsque je travaillais en prévention du suicide, je suis souvent intervenu dans des familles et des milieux de travail après un suicide. À partir de ce geste, la réalité bascule, c’est parfois cauchemardesque… Alors que dans trop de films et de séries le suicide est décrit de manière prévisible, dans Monsieur Lazhar, c’est bouleversant, touchant, et d’un grand réalisme. Des enfants comme Simon, qui se croient responsables du suicide d’un adulte ou d’un parent, j’en ai connu ; ils traînent avec eux une lourde culpabilité alors qu’ils n’y sont pour rien.

Photo: Renaud Philippe Le Devoir Marc-André Dufour est psychologue clinicien et auteur de «Se donner le droit d’être malheureux.»

Le geste de Martine est qualifié de « violent » par Alice, et Bachir Lazhar, lui-même endeuillé de sa conjointe enseignante, juge qu’elle a bafoué un lieu sacré, l’école. N’est-ce pas une posture culpabilisante ?

Quand j’ai vu le film la première fois, j’étais impliqué depuis longtemps en prévention du suicide, et la multiplication de la souffrance après ce geste m’interpellait beaucoup. La question est délicate, parce que l’on ne veut pas faire la morale aux gens qui ont des idées suicidaires. D’un autre côté, impossible de se mettre la tête dans le sable : ce geste a des conséquences. Des messages de sensibilisation comme « La personne veut arrêter de souffrir » ou « C’est une solution permanente à un problème temporaire » passent bien auprès de la population, mais à l’autre bout de l’histoire, sur le terrain, on a envie de dire : il y a une autre réalité qui continue.

Et c’est aussi ce qu’illustre ce film ?

Je porte ce message depuis longtemps, et de le voir sur grand écran dans un film comme Monsieur Lazhar, ça m’a fait le plus grand bien ! C’est abordé de manière fine, et j’y retrouvais l’optimisme tragique [du psychiatre autrichien] Viktor E. Frankl. Selon lui, la mort fait partie de la vie, il faut le reconnaître, tout comme les injustices et les épreuves. Plutôt que d’être anxieux, de s’empêcher de vivre et surtout d’en parler, nommons les choses et essayons de vivre d’une façon qui correspond le plus possible à nos valeurs profondes. Tentons aussi d’entretenir nos liens et nos relations.

Un film réussi tient également à la profondeur des personnages secondaires. Celui de la directrice de l’école, interprétée avec brio par Danielle Proulx, semble justement dans cette négation des injustices et des épreuves.

Ce personnage se retrouve entre l’arbre et l’écorce. On sent le poids bureaucratique sur ses épaules et, malgré sa rigidité, parce qu’elle veut garder son emploi, on perçoit aussi sa bienveillance, même si elle est la gardienne d’une chose intenable. Elle représente en quelque sorte le Québec, parce que le milieu scolaire, c’est une reproduction de notre société : maintenir le silence autour du suicide de Martine, c’est sa façon de protéger les enfants, mais il y a beaucoup d’effets pervers à tout cela.

 

Le processus de deuil de Bachir Lazhar s’incarne de plusieurs manières. Diriez-vous que les boîtes contenant les effets personnels de sa conjointe et de Martine y contribuent ?

Ces deux boîtes ne sont pas là par hasard. L’une contient les effets personnels de sa conjointe et l’autre, celle de Martine, est placée dans un coin isolé de l’école. Dans la première, il trouve une estampe qu’elle utilisait sur les copies de ses élèves, et il va s’en servir à son tour, manipulant tous ces objets comme s’il s’agissait d’un véritable trésor. Quant à la boîte de Martine, elle n’a pas été récupérée par son conjoint — le concierge souligne qu’il est incapable de mettre les pieds à l’école après le drame —, et cet abandon, on peut l’interpréter de plusieurs façons. Même si c’est difficile de conjecturer sur les véritables raisons du conjoint, pour moi ça évoque beaucoup de solitude, des problèmes d’intégration sociale, et on sait à quel point l’entourage est important comme facteur de protection quand il est question du suicide. Ces deux boîtes, et tant d’autres aspects du film, illustrent à quel point Monsieur Lazhar est une oeuvre subtile, dégageant une grande charge émotionnelle que l’on ne peut pas absorber d’un seul coup.

Le cinéma fait-il partie de votre pratique et, si oui, recommanderiez-vous ce film ?

Comme psychologue, je suis plutôt traditionnel, je ne révèle rien de moi dans ma pratique, donc je ne fais pas de suggestions en ce sens à mes patients. Par contre, j’adore lorsque l’un d’entre eux aime le cinéma, car parfois, ce n’est pas facile de mettre des mots sur des émotions. Un film ou une scène, à propos du deuil ou de la relation père-fils par exemple, peuvent être très révélateurs. Par contre, dans ma vie personnelle, entre collègues, avec des gens de mon entourage faisant face au suicide, ou qui ont perdu un proche par suicide, je recommande souvent Monsieur Lazhar. Je l’ai d’ailleurs fait tout récemment.

Monsieur Lazhar, de Philippe Falardeau, est disponible sur Crave, Illico et YouTube.

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