«Le lac des hommes»: la truite lumineuse

Véritable diamant noir, ou ovni, dans la filmographie de Pierre Perrault, La bête lumineuse (1982) levait le voile sur ce que plusieurs femmes imaginaient sans pouvoir l’observer de près : la camaraderie virile, parfois grossière et très arrosée, des amateurs de chasse et pêche, loin du regard des autres, et en particulier des épouses. À cette époque, les discours entourant la masculinité toxique et l’intimidation n’avaient pas encore réussi à se frayer un chemin dans l’imaginaire collectif.
Qu’aurait pensé ce groupe d’amis réunis par Perrault devant la manière dont la famille Sirois aborde son séjour de pêche dans Le lac des hommes, de Marie-Geneviève Chabot ? Déjà qu’une femme s’y invite… Il s’est écoulé près de 40 ans entre ces deux documentaires, aussi bien dire un siècle !, et une période similaire entre le moment où Laurent Sirois a abandonné sa conjointe et ses trois fils et ces retrouvailles sans effusions de joie. Celles-ci se déroulent le plus souvent dans un bateau visiblement trop petit pour contenir leurs souffrances respectives.
Ce rituel apparaît étrange, voire casse-cou, lorsque l’on saisit l’ampleur des récriminations qui semblent tous les ronger de l’intérieur. Proposée par Stéphane, l’aîné des garçons, vite devenu un père de substitution, cette partie de pêche n’est visiblement pas une partie de plaisir, du moins à en juger par la tronche de Jérôme, père de plusieurs enfants effrayé à l’idée de reproduire le modèle paternel, et Jean-Pierre, le plus silencieux, et sans doute le plus meurtri du clan. Légèrement en retrait, mais toujours au centre des conversations, rarement à bâtons rompus tant les silences sont nombreux et pesants, Laurent encaisse les coups sous un ciel souvent nuageux, fruit du hasard offrant une métaphore bien involontaire, et pourtant fort éloquente.
Faire la paix
Comment perçoit-on la séparation de ses parents avec des yeux d’enfant ? Le plus souvent, c’est la fin du monde, et les frères Sirois en portent encore les plaies béantes, tâchant tout de même de faire la paix avec celui qu’ils croient être le seul responsable de leurs carences, passées et présentes. Les absents ont toujours tort, et le départ de Laurent pour Vancouver pendant cinq ans — après un séjour en psychiatrie causé en partie par les remous d’un divorce inévitable — ressemble pour sa progéniture à un crime resté impuni. La version du paternel s’avère différente, il se dit abandonné par celle qu’il aimait avant même que lui ne prenne la clé des champs.
Tous les amateurs de pêche vous le diront : rien n’est plus inapproprié que le bavardage, surtout à plein volume, au moment où l’on taquine le poisson. Voilà le sport parfait pour les taciturnes et les misanthropes, de même que pour ceux et celles qui veulent s’éloigner un temps du tumulte ambiant. Dans Le lac des hommes, cette atmosphère monastique est rehaussée par des paysages d’une beauté à couper le souffle, jamais troublée par des interférences venant du monde extérieur.
Mais ce calme apparent au milieu d’une mer d’huile cache de violents remous exprimés de façon souvent maladroite et laborieuse (« J’étais présent et j’étais pas présent », lance Laurent sans conviction), signe que le travail de réconciliation s’annonce long. On en vient même à croire que dans cette tentative de médiation familiale entre adultes consentants, les reproches et les regrets sont plus faciles à trouver dans les filets que les truites. Au plus près de ce quatuor désaccordé, mais refusant de forcer le jeu, dont celui de la réconciliation larmoyante, Marie-Geneviève Chabot occupe une posture discrète, respectueuse, compatissante. Son film précédent s’intitule En attendant le printemps ; il coifferait tout aussi bien celui-ci, telle une note d’espoir malgré l’adversité.