«Fanny: The Right To Rock»: l’attitude rock’n’roll conjuguée au féminin pluriel

On est en 1970. Quatre jeunes femmes en jeans à pattes d’éléphant, vues de dos, collées façon une pour toutes et toutes pour une, occupent un tiers de l’immense panneau rectangulaire du Sunset Boulevard, deux fois plus notable que celui du nouvel album d’Elton John. Elles semblent regarder Los Angeles comme le Rastignac de Balzac regarde Paris. Confiantes. Ensemble. Leurs têtes — on ne voit que les longues chevelures — dépassent le billboard. À leur gauche, le nom du groupe : Fanny. À leur droite, en beaucoup plus petit, les infos : on annonce leurs deux soirs de novembre en tête d’affiche du Whisky. Le fameux Whisky-A-Gogo, moins le gogo : on est en 1970. Une précision importante complète le tableau : « […] on Reprise records and tapes. »
L’image est parfaite, le sens évident : elles arrivent. Mieux, elles sont arrivées, puisque Reprise Records appartient à la multinationale du disque Warner, que leur premier album réalisé par le très important Richard Perry est bien en vue chez Tower Records, que la presse rock leur consacre de pleines pages. Les sœurs Millington — la guitariste June et la bassiste Jean —, la claviériste Nickey Barclay et leur batteuse Alice de Buhr contemplent l’avenir, qui ne peut être que radieux down on the Sunset Strip. La gloire est au bout, forcément. Forcément ?
Mais qui est donc Fanny ?
Tout ne fut pas si simple, vous le devinez, puisque la plupart des gens n’ont jamais entendu parler de Fanny. Que s’est-il donc passé pour que l’on ignore tout de ce groupe de musiciennes aguerries, formidables sur scène, fortes d’un hard-rock rentre-dedans, capables de convaincre en première partie dense et intense les fans de Deep Purple, de Humble Pie et de Joe Cocker ? C’est l’histoire à la fois extraordinaire, dramatique et exemplaire que raconte la Californienne d’origine et Montréalaise d’adoption Bobbi Jo Hart dans son documentaire Fanny: The Right to Rock (Fanny. Pionnières du rock). Une entreprise presque familiale, menée avec l’aide de Hart au sein de leur petite boîte, Adobe Productions. « C’est un peu notre chance et notre difficulté, explique la cinéaste au bout du fil. On n’aurait jamais pu prendre le temps qu’il fallait pour bien suivre ces femmes, autrement. »
C’est l’histoire du bonheur de faire de la musique en groupe et d’atteindre l’excellence, l’histoire des tensions, insatisfactions et excès en tous genres, l’histoire de l’alternance des éblouissements et des pans sombres de l’industrie de la musique populaire. La routine habituelle, quoi. Non. Pas quand s’ajoutent le racisme et la misogynie, pas quand les interdits demeurent pour des musiciennes de rock, fut-ce en plein mouvement de la libération de la femme. Enceinte ? Mère ? La coupable est exclue du groupe. Lesbiennes dans un monde très hétéro, où l’on célèbre les groupies et les moulages de pénis de rock stars ? Inacceptable.
De quoi être, sinon ouvertement ostracisées, à tout le moins freinées dans leur ascension par des équipes de promo incapables de bien promouvoir ce groupe à la fois très « normalement » hard-rock et très « anormalement » différent. « La compagnie de disques ne savait pas comment nous vendre », résume Alice de Buhr. La cinéaste en rajoute : « Elles étaient vraiment de bonnes musiciennes, c’est tout, c’est pas compliqué, mais on les percevait comme une anomalie… »
Jean, June et Brie Brandt, qui tenait la batterie au temps de leur premier groupe à la Beatles (The Svelts), sont d’origine métissée : les sœurs sont Philippino-Américaines, Brie est Philippino-Européenne. Elles n’en sont que plus cool, et leur musique plus riche, mais on les dénigre à tous les détours. Jouent-elles vraiment de leurs instruments, s’enquiert-on dans la presse? Les commentaires des John Sebastian, Earl Slick, et surtout feu David Bowie, qui était leur plus grand fan, sont éclairants. Les musiciens les aiment, les fans les aiment. Les critiques les raillent. La rock’n’roll attitude de Fanny irrite « parce que ce sont des femmes », comprend-on, les épatants solos de guitare d’une June grimaçante et en transe semblent « empruntés ».
Un magazine rock prend leur défense : « Si cette image vous dérange, vous êtes chauviniste ! » Dans un monde plus juste, June Millington aurait été une héroïne de la guitare, au même titre qu’un Alvin Lee ou un Ritchie Blackmore. Les passages du groupe à la télévision, du Dick Cavett Show au britannique Old Grey Whistle Test, le montrent éloquemment. « Je suis allée chercher tout ce que je pouvais pour qu’on les voie vraiment jouer live, se réjouit la cinéaste. Elles sont impressionnantes. »
La première fin
Qui plus est, le groupe refuse tout compromis, n’a que faire des refrains accrocheurs que la compagnie de disques exige : mais ce sont des femmes, et ce qui est source de dignité chez les groupes underground est perçu chez elles comme un caprice. Fanny n’existera pas, ou si peu, dans les classements. Après quatre albums et six années d’efforts, le groupe en a assez enduré : Fanny lâche prise en 1975. Soit juste avant qu’un titre de leur dernier album, Butter Boy, se hisse dans le top-30 du magazine Billboard.
La cinéaste arrive dans le portrait il y a cinq ans, alors qu’un retour du groupe — devenu culte grâce à des rééditions — s’organise et qu’un nouvel album est en cours d’enregistrement. « Je pense que je les ai connues juste au bon moment. » Ce sont des musiciennes presque septuagénaires que l’on retrouve, plus proches que jamais, toujours aussi rock’n’roll, ravies de jouer ensemble à nouveau. Plaisir que l’on partage un peu plus à chaque étape de leur histoire, bien nourrie d’archives personnelles et de documents d’époque.
La tragédie de la vie
On se dirige vers le triomphe d’une tournée heureuse qui sera la fin du film, quand on apprend que Jean Millington, en chemin vers Los Angeles, est frappée par un AVC qui la paralyse de tout un côté. Un terrible sentiment d’injustice envahit le spectateur et les protagonistes. C’est trop dans le parcours d’un seul groupe. Ça dépasse la malchance et les coïncidences. Musicienne mère jetée comme une malpropre ! Musiciennes métisses victimes de tous les préjugés. Succès gâché parce que groupe inclassable dans le monde du rock. Occasions ratées, drames, rien ne leur est épargné.
À tout le moins ont-elles trouvé en Bobbi Jo Hart une femme comme elles, alliée irréductible. « J’ai décidé de retarder le film d’un an. Le temps de voir ce qui allait arriver. Je n’allais pas les laisser comme ça… » La proximité de la cinéaste permet de mesurer le désarroi de ces femmes, mais aussi leur indéfectible solidarité, et l’attitude éternellement rock’n’roll qui les pousse à continuer : il faut voir Jean en séance de physio certes pénible, mais aussi drôle et déterminée qu’aux premiers jours des Svelts. Il faut la voir participer à une soirée hommage, avec le groupe et son fils à la basse. « C’est une famille, dit tout simplement Bobbi Jo Hart, et il se passe entre elles ce qui se passe dans la vie des gens. Shit happens. On continue. J’ai voulu raconter leur histoire, je souhaite que l’on redécouvre leur musique, j’espère qu’il y aura plus de groupes de filles dans cette industrie qui n’a pas tellement évolué, mais j’ai surtout voulu montrer des femmes qui se sont débrouillées dans la vie, plus fortes quand elles sont ensemble. »