Comment «Love Actually» est devenu un film culte de Noël

«Love Actually» croule sous l’abondance d’intrigues sentimentales, forçant parfois les liens entre les personnages, le temps de scènes expéditives où l’on devine que certains sont amis, d’autres de la même fratrie.
Photo: Universal Studios «Love Actually» croule sous l’abondance d’intrigues sentimentales, forçant parfois les liens entre les personnages, le temps de scènes expéditives où l’on devine que certains sont amis, d’autres de la même fratrie.

Certains peuvent réciter, dans l’ordre ou dans le désordre, la déclaration d’amour écrite du personnage incarné par Andrew Lincoln, avouant sa flamme à Keira Knightley, nouvellement mariée au meilleur ami (Chiwetel Ejiofor) de cet homme éploré. D’autres repassent en boucle la bouleversante séquence où Emma Thompson pleure toutes les larmes de son corps sur un air de Joni Mitchell (Both Sides Now) à la suite de la découverte des infidélités de son conjoint (le regretté Alan Rickman) à la faveur d’un cadeau qu’elle croyait lui être destiné. Et qui oserait dire non à Colin Firth traversant la moitié de l’Europe pour demander en mariage une jeune Portugaise dans une scène digne de Roméo et Juliette, balcon compris ?

Si rien de tout cela ne vous est familier, vous faites partie des rares — ou des privilégiés ! — à ne pas avoir encore vu Love Actually (2003), de Richard Curtis, devenu un incontournable film de Noël. Il s’agissait alors pour ce scénariste britannique d’un début fracassant derrière la caméra, lui qui était jusque-là connu pour le phénomène télévisuel M. Bean, et plus tard associé à des comédies romantiques qui lanceront la carrière d’une nouvelle génération de vedettes (Four Weddings and A Funeral, de Mike Newell) ou provoqueront une flambée immobilière dans un quartier jadis pas si branché de Londres (Notting Hill, de Roger Michell).

Curtis tente aussi de relever le pari du film choral, genre périlleux où même les plus grands, comme Robert Altman, ont parfois raté quelques mailles dans leur tricot. Ne reculant devant rien, il suit de près huit couples, plus ou moins légitimes, plus ou moins officiels, pris dans la course des préparatifs d’avant Noël et de la conquête, ou de la reconquête, de l’être aimé. Parfois de manière ostentatoire, ou de façon si discrète qu’elle en devient maladive, comme pour Laura Linney, sous le charme d’un collègue de bureau (Rodrigo Santoro) semblant sortir du Vogue Hommes. Des obligations familiales viendront bousiller cette romance inaboutie, alors que d’autres seront plus triomphantes, comme pour Liam Neeson rêvant de Claudia Schiffer (devinez la suite ?) tandis que son beau-fils est séduit par une Américaine de son école sur le point de retourner dans son pays.

À l’image d’un sapin de Noël entouré de cadeaux qui en viendraient à cacher l’arbre, Love Actually croule sous l’abondance d’intrigues sentimentales, forçant parfois les liens entre les personnages, le temps de scènes expéditives où l’on devine que certains sont amis, d’autres de la même fratrie (Hugh Grant en premier ministre et célibataire un peu amer n’a guère le temps de consoler sa sœur, ici Emma Thompson). Un problème (narratif) parmi d’autres dans ce film aux grandes ambitions, dont celles de renouveler les codes de la comédie romantique. Mais est-ce vraiment le cas ?

Valeurs conservatrices

 

Richard Curtis en bafoue surtout les lois, selon Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’UQAM. « Beaucoup d’amateurs de comédies romantiques ont été déçus du caractère central des hommes dans Love Actually. Les femmes y occupent des positions subalternes, des rôles secondaires, dans un genre qui leur donne beaucoup plus de place. » Sorti deux ans après les événements du 11 septembre 2001, le film en fait seulement mention — dans la séquence d’ouverture tournée en caméra cachée à l’aéroport Heathrow —, mais cette mise à l’écart n’est pas un hasard, selon Stéfany Boisvert.

« Le 11 Septembre a remis au premier plan des valeurs plus conservatrices, et le film a été vu par plusieurs comme une célébration du néolibéralisme : ces Londoniens vivent tous dans des endroits hors de prix, dans une Grande-Bretagne extrêmement blanche, et où les classes défavorisées sont indubitablement absentes. »

Voilà des critiques qui n’altèrent en rien le plaisir des admirateurs, et surtout des admiratrices, de Love Actually, une fantaisie où un homme politique puissant peut s’unir à une employée du 10 Downing Street, un écrivain à succès avec sa femme de ménage, ou alors un veuf éploré à une femme aux allures de top-modèle. Même un jeune Anglais au physique banal (Kris Marshall) peut débarquer aux États-Unis pour conquérir des beautés américaines (dont une jeune January Jones, quelques années avant la série à succès Mad Men) — sans conteste le segment le plus ridicule du film. À la limite, celui impliquant les doublures d’un film porno (Martin Freeman et Joanna Page) relève d’un burlesque un peu mieux maîtrisé.

Qu’à cela tienne : le plaisir était immense à sa sortie, rien n’a pu l’altérer depuis. C’est vrai pour Catherine Moreau, coanimatrice du balado Réalité conséquence avec Thomas Leblanc, et pour qui Love Actually est tatoué sur le cœur. « À 17 ans en 2003, le film représentait pour moi un catalogue de possibilités, des vies différentes de celles que j’imaginais à l’époque », souligne l’étudiante en études féministes à l’UQAM. Les scènes à l’aéroport lui paraissaient alors « chargées d’émotions », à cause du 11 Septembre, et le film lui a permis de découvrir Joni Mitchell grâce au désarroi du personnage d’Emma Thompson.

Les nombreuses critiques à l’égard du film, Catherine Moreau les a toutes entendues, mais demeure inébranlable. « Connaissez-vous beaucoup de gens qui critiquent It’s a Wonderful Life [de Frank Capra, 1946] ? Tout le monde sait à quelle époque il fut tourné, même chose pour Love Actually. » Et pourquoi, selon elle, le film est-il encore si polarisant ? Il faut peut-être chercher la réponse du côté… de la téléréalité ! « Vous connaissez le principe : plus quelque chose est aimé, plus on aime le détester. Si Occupation double n’était pas aussi populaire, les gens n’en parleraient pas. Et comme plusieurs personnes adorent se chicaner… »

Nourrir la polémique

 

Et pour se chicaner sur Love Actually, ça se chicane allègrement, jusque dans les pages du très sérieux magazineThe Atlantic. Ce n’est guère surprenant selon Stéfany Boisvert, car « à l’ère numérique, la polarisation est facile à construire », surtout devant une comédie romantique aux allures de buffet à volonté.

Là réside d’ailleurs un des problèmes du film, selon Paule Beaudoin, conseillère pédagogique numérique au cégep de Lévis, qui a revu le film sans ses yeux d’adolescente. « Les personnages ont des tempéraments différents, des boulots différents, mais tout converge vers la même idée, la recherche de l’amour, et sans aucune valeur ajoutée. Au fond, pourquoi raconter mille histoires alors qu’on peut dire la même chose en une seule ? » Elle y voit aussi « un film formidable à visionner en couple », mais le déconseille aux célibataires. À peu près tout le monde trouve l’âme sœur, mais personne ne souhaite passer un Noël aussi triste que celui que traverse la pauvre Laura Linney…

Cette uniformisation cache tout de même quelques dissonances, dont cette accumulation de blagues grossophobes sur le physique de l’assistante du premier ministre, la radieuse Martine McCutcheon. Un fat shaming qui ne passerait pas la rampe aujourd’hui, mais que Catherine Moreau tend à relativiser. « Cela n’empêche pas le personnage de Hugh Grant de l’aimer, et de la défendre. J’ai plus de problèmes avec les cartons d’Andrew Lincoln : il aurait pu se “gérer” tout seul au lieu de mettre le personnage de Keira Knightley dans une position aussi inconfortable. »

Certaines des personnes contactées par Le Devoir savaient que plusieurs scènes n’avaient pas survécu à l’étape du montage, mais ignoraient le retrait d’une magnifique séquence autour de deux femmes d’âge mûr (Frances de la Tour et Anne Reid), amoureuses, mais bientôt séparées par la mort. « C’est très révélateur, déplore Éric Leblanc, auteur et artiste multidisciplinaire aimant poser un regard caustique sur la culture populaire. On ne voit que la trame hétéronormative, et la valeur première du film, c’est le mariage : quand un homme déclare sa flamme à une femme, elle n’a pas le choix d’être d’accord, et de l’aimer. Et si Love Actually exprime quelque chose sur les années 2000, c’est dans cette manière maladroite de s’ouvrir timidement à la diversité. »

De l’avis de tous, cette histoire d’amour aurait donné à Love Actually une certaine aura d’audace. Posture impossible selon Éric Leblanc, « car le film assume totalement ses clichés, et surtout son caractère ouvertement commercial ». Pour Stéfany Boisvert, ce retrait, révélateur, s’inscrit dans un désir de revalorisation des modèles traditionnels et héroïques de la masculinité, teinté par les événements du 11 Septembre. « La représentation des hommes est ici très positive, les romances sont perçues de leur point de vue : ils ont souvent tout ce qu’ils veulent, et à peu près toujours des femmes plus jeunes qu’eux… »

Est-ce que tout cela en fait un mauvais film de Noël ? Si Die Hard peut figurer sur la liste, pourquoi pas Love Actually ? Et comme pour le Bye Bye, beaucoup se plaisent autant à le revoir année après année qu’à alimenter la polémique.

Que sont-ils devenus ?

L’idée d’une suite pouvait sembler inévitable, et séduisante, mais Richard Curtis a freiné les conjectures. En lieu et place, un court métrage écrit par Curtis et réalisé par Mat Whitecross donne l’heure juste sur la destinée des principaux personnages, même si plusieurs ont été mis de côté, et d’autres classés aux abonnés absents, dont Alan Rickman, décédé en 2016. Dans le cadre d’un téléthon, la diffusion de Red Nose Day Actually en mars 2017 en Grande-Bretagne et plus tard en mai aux États-Unis a montré à quel point la vie de certains d’entre eux avait changé — dont celle de Colin Firth, père de famille nombreuse ! — alors que d’autres poursuivent allègrement leur régression, dont le chanteur et éternel adolescent incarné par le suave Bill Nighy. Des versions d’une qualité technique parfois douteuse de ce film circulent sur la grande toile.

Réellement l’amour (V.F. de Love Actually)

De Richard Curtis. Grande-Bretagne, 2003, 135 minutes. Disponible sur Illico, Crave, iTunes Store, Google Play, YouTube et Netflix.



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