«Squid Game», autopsie d’une série phénomène
Quatre cent cinquante-six individus, tous en situation de grande précarité financière, sont invités à prendre part à une étrange compétition. Sur une île mystérieuse, ils sont tenus de se soumettre à une série de six jeux, tout droit tirés des cours d’école coréennes. Le prix à gagner ? 45,6 milliards de wons, soit près de 50 millions de dollars canadiens. Or, contrairement à ce qui se déroule traditionnellement sur les terrains de jeux, les perdants ne se contentent pas d’être éliminés. Ils sont froidement abattus.
Voici en quelques mots ce qui attend les téléspectateurs de la série Le jeu du calmar (Squid Game), qui connaît un succès monstre sur Netflix depuis sa parution en septembre dernier. Cette œuvre sud-coréenne, créée et écrite par Hwang Dong-hyuk, trône actuellement en tête des contenus les plus visionnés sur la plateforme dans 90 pays. Comment expliquer cet attrait planétaire ?
Si la prémisse peut sembler familière, c’est notamment parce que la série s’inspire d’un genre cinématographique et télévisuel très populaire — les œuvres de survie, ou survival shows — et emboîte ainsi le pas à d’autres succès planétaires, parmi lesquels Hunger Games et Battle Royale. Ces emprunts sont-ils suffisants pour expliquer le succès phénoménal de Squid Game, qui transcende les différences de cultures, de langues et de marchés ?
« Les codes et les éléments familiers ont leur rôle à jouer, soutient Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’UQAM. Ils permettent aux téléspectateurs de se concentrer sur les personnages et de se placer en position d’empathie, sans se casser la tête. Ici, on retrouve une histoire très simple, axée sur des jeux faciles à comprendre et qui présente des personnages archétypaux, faciles à décoder. »
En plus de s’inspirer d’autres œuvres de fiction, la série présente une esthétique similaire à ce à quoi nous a habitués la téléréalité au cours des 20 dernières années. « Les émissions de téléréalité sous forme de compétition ont la cote depuis très longtemps, qu’elles prennent la forme de concours de talent ou qu’elles soient de nature sportive ou romantique. Squid Game met également en scène un dispositif de télésurveillance — on voit régulièrement le meneur du jeu épier le déroulement des parties sur différents écrans — rendu familier par des émissions comme Big Brother », poursuit la professeure.

De l’adolescent au philosophe
Par le choix de ses thèmes, la composition de ses personnages et de son scénario et son travail visuel très élaboré, la série coréenne réunit une panoplie d’ingrédients susceptibles d’intéresser un large éventail de téléspectateurs.
« Les études ont démontré que pour qu’une œuvre obtienne du succès, elle doit s’adresser en priorité à un adolescent de 13 ou 14 ans, indique Pierre Barrette, également professeur à l’École des médias de l’UQAM. Les jeux enfantins, les personnages aux traits grossiers, juxtaposés à une violence extrême et à une proposition visuelle éclatante sont tous des aspects qui attirent les jeunes. »
La popularité de la série sur les réseaux sociaux — notamment sur la plateforme TikTok — semble démontrer que les scénaristes ont réussi leur pari. Nul ne sera surpris de croiser l’un des gardiens du jeu, tout de rouge vêtu, dans les rues le soir de l’Halloween.
En contrepartie, en offrant des métaphores et des réflexions philosophiques sur le monde du travail, le système capitaliste et la survie de l’humanité, la série offre aux spectateurs plus vieux ou plus sophistiqués de quoi se mettre sous la dent. « Inégalités sociales, changement climatique, pandémie mondiale… Les gens n’ont jamais eu une conscience aussi aiguë de la crise dans laquelle ils sont plongés, et des défis qu’impose l’avenir », souligne M. Barrette.
En choisissant de placer leur univers dans un temps dystopique actuel, qui ressemble étrangement au nôtre, les créateurs de la série donnent un visage particulier aux craintes qui habitent l’humanité. « Chaque personnage représente une posture face aux défis qui nous attendent ; le cynisme, l’optimiste, le pouvoir économique outrancier. Comme spectateur, on ne peut s’empêcher de se demander qui va gagner », continue-t-il.
Ouverture sur le monde
Ces questionnements sur les dérives du capitalisme ont bien entendu une portée universelle. « Il n’y a qu’un fin pourcentage de la population — le fameux 1 % — qui ne se sent aucunement préoccupé par les enjeux socio-économiques. Dans un contexte où les plateformes de diffusion cherchent à rejoindre un public international, on va beaucoup encourager les scénaristes à miser sur des thématiques universelles, et à éviter un contexte géopolitique précis », souligne Stéfany Boisvert.
Ces différents facteurs s’agencent enfin avec le fait que la Corée du Sud a présentement le vent dans les voiles en matière de productions télévisuelles et cinématographiques. Le succès du film Parasite de Bong Joon-ho en 2020 aouvert les yeux du monde sur le Pays du matin calme. De plus, des concepts tels que Chanteurs masqués et Qui sait chanter ? sont repris et adaptés partout à travers le monde, y compris au Québec.
« La pandémie a eu un effet important sur la consommation de séries coréennes sur Netflix, souligne la Dre Michelle Cho, professeure adjointe au Département des études d’Asie de l’Est à l’Université de Toronto. Au cours des six premiers mois de la pandémie, aucun contenu scénarisé n’a pu être produit en Amérique du Nord. Ça a ouvert la porte à plusieurs produits créés ailleurs à travers le monde. »
Et la tendance risque de s’accélérer. « Netflix s’est donné comme mission de soutenir davantage de productions internationales, et d’augmenter ses abonnements, notamment en Asie du Sud-Est », poursuit la Dre Cho. Avec le succès que l’on sait.