«La goutte de trop»: tout ça pour un verre d'eau

Pour frapper l’imaginaire et souligner son arrivée à Radio-Canada en 1992, Julie Snyder, qui n’en était pas à ses premières frasques télévisuelles — et en fera beaucoup d’autres par la suite ! — avait décidé de se jeter dans les eaux troubles et nauséabondes du fleuve Saint-Laurent à la hauteur du Vieux-Port de Montréal. Ainsi débutait son talk-show estival L’enfer c’est nous autres. À l’époque, il s’agissait d’un exploit, car l’idée d’y tremper le bout d’un orteil, ou d’imaginer qu’un jour on pourrait s’y baigner, n’effleurait l’esprit d’à peu près personne.
En septembre 2018, Nathalie Lasselin a accompli une prouesse encore plus spectaculaire, et autrement plus dangereuse, qu’elle relate en détail dans son livre Sous le fleuve, l’odyssée. À la rescousse du Saint-Laurent(Multimondes) : faire le tour de l’île de Montréal, 70 km en plongée, avec la folle ambition d’un parcours sans interruption. La réalité implacable des profondeurs l’aura forcée à faire une pause plus que salutaire…
Derrière cet exploit sportif se cachaient d’autres ambitions, dont celle d’une prise de conscience collective face à la fragilité de cet immense réservoir d’eau douce « que trop de gens considèrent uniquement comme une voie maritime, une autoroute », déplore celle qui est aussi cinéaste (Ensemble pour la mer, Héen Taàk) et caméraman. C’est d’ailleurs elle qui signe les magnifiques images sous-marines du non moins magnifique documentaire de Jérémie Battaglia, Parfaites, qui nous « plongeait » dans la réalité parfois oppressante de la nage synchronisée et de la pression olympique.
Si Nathalie Lasselin et Jérémie Battaglia considèrent que l’heure est grave en ce qui concerne la diminution des réserves d’eau potable et l’explosion des coûts pour la traiter, ils n’ont pas la prétention de tout savoir, et de changer le monde. Mais avec le documentaire La goutte de trop, ils espèrent vivement secouer les consciences. À ce chapitre, le tandem est redoutable, et pas seulement dans leur film, usant de chiffres et d’images fortes comme outils de persuasion. « Treize litres d’eau gaspillés pendant qu’on se brosse les dents ; multipliez ça par 1,7 million de personnes à Montréal, deux fois par jour », lance Nathalie Lasselin. « Selon l’OMS, avec 100 litres par jour, une personne vit très confortablement, mais les Montréalais consomment 282 litres d’eau potable par jour, en excluant les industries », déplore Jérémie Battaglia.
Treize litres d’eau gaspillés pendant qu’on se brosse les dents ; multipliez ça par 1,7 million de personnes à Montréal, deux fois par jour.
Au-delà de l’exploit sportif
Au fil du temps et des films, Jérémie Battaglia a compris sa fascination « pour les personnages dont le rapport au corps est singulier, qui le poussent très loin », comme on peut le voir dans son court métrage Le frère. L’ambitieuse équipée de Nathalie Lasselin l’a tout de suite fasciné et il en a capté tous les détails, mais « l’exploit sportif, c’est ce qui allait attirer l’attention sur le fleuve », souligne celle pour qui la plongée a changé sa vie après une première expérience dans une carrière à… Thetford Mines. Sur le plan cinématographique, le Saint-Laurent, ce n’est pas les mers du Sud, « et les images sous-marines de couleur brune captées par Nathalie, je pouvais en avoir jusqu’à quatre heures ! » se souvient Jérémie Battaglia.
L’opacité de ce gigantesque cours d’eau, Nathalie Lasselin en convient parfaitement, précisant que « le fleuve, ce n’est pas tant ce qu’on y voit que ce qu’on y vit. C’est une expérience sensorielle ». Évidemment, frôler des cargos ou entendre le vrombissement des voitures qui passent dans le tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine, ce n’est pas banal, sans compter la prolifération de plantes envahissantes. Mais dans La goutte de trop, cela constitue l’amorce d’une réflexion beaucoup plus large pour Jérémie Battaglia. « L’eau comme produit industriel, c’est une chose à laquelle je ne m’étais jamais attardé comme citoyen, alors que je me considérais comme sensibilisé à ces questions. » Car au-delà des visions romantiques, il y va de notre survie.
De la source au robinet, des infrastructures gigantesques et des milliards de dollars sont nécessaires. Et pour comprendre à quel point ce gigantisme est à la fois essentiel et périlleux, le tandem a fait appel à une foule de spécialistes qui expliquent, arguments et chiffres à l’appui, à quel point l’eau est une ressource vitale, et fragile.
Mais le Québec ne possède-t-il pas 3 % des ressources mondiales d’eau douce ? C’est énorme, et pourtant, Nathalie Lasselin a toutes les raisons d’être inquiète. « En allant au lac Saint-Charles, source d’eau potable pour 300 000 personnes dans la région du Québec, on voulait montrer que le problème n’est pas que montréalais. Plein de lacs sont remplis de plantes envahissantes, tout cela risque de les tuer, même si les opérations de nettoyage se multiplient. »
La goutte de trop ne verse pas dans les discours apocalyptiques, mais les deux cinéastes voudraient bien qu’au-delà des « flushgates » et des interdictions d’arrosage, les Québécois réalisent à quel point leur consommation est irresponsable, même si de 30 à 40 % de l’eau potable fuit dans le sous-sol de Montréal. Tout au long du film, un groupe de citoyens est invité à analyser son rapport à l’eau au quotidien ; au bout de l’exercice, grâce à un compteur et à quelques petites modifications de comportements, la baisse était significative. Si l’expérience était reproduite à l’échelle provinciale, elle serait phénoménale.
La facturation : eau secours ?
Se perdre au milieu du gigantisme des usines d’épuration et de traitement des eaux usées aiderait aussi à la prise de conscience, ont convenu les deux cinéastes. D’où les entrevues, et les vues aériennes, dans et autour de ces lieux, comme la station Jean-R. Marcotte ou l’usine Charles-J.-Des Baillets — là où furent tournées les premières scènes du Déclin de l’empire américain, de Denys Arcand. Les coûts astronomiques, et croissants, pour traiter une eau gorgée d’antidépresseurs, de caféine, d’herbicides, d’hormones et d’ibuprofène passent aussi par là, sans compter la réfection des aqueducs vétustes qui explosent au gré des pluies torrentielles.
La facturation de l’eau potable serait-elle la solution ? Nathalie Lasselin et Jérémie Battaglia croient que le débat est incontournable, avec les nuances qui s’imposent. « C’est la seule façon d’amener les gens à économiser l’eau, reconnaît la plongeuse aguerrie, mais ça doit être accompagné de programmes de soutien aux moins nantis et aux régions éloignées peu densément peuplées. » « On ne parle pas ici de privatisation, insiste celui qui prépare en ce moment un film avec l’École nationale de cirque. On a vu les dégâts causés ailleurs, mais il y a plein de façons de faire socialement acceptables, et applicables. »
L’apparition récurrente de graves pénuries est évoquée dans La goutte de trop, et vue comme seul moyen d’éveiller les consciences. « Est-ce que l’on a vraiment besoin d’attendre de frapper un mur avant de faire quelque chose ? Pas d’eau, pas de vie », clame Nathalie Lasselin.