Le champ de mines des bilans humoristiques

Maintenant que 2020 achève enfin, autant en rire : l’élection présidentielle aux États-Unis, la vague de dénonciations #MoiAussi, l’émergence au Québec du mouvement Black Lives Matter et la question du racisme systémique, la coupe Stanley qui se remporte un 28 septembre… et, par-dessus tout, ce sujet qui fait de l’ombre à tous les autres.
Comment rire de sujets aussi tragiques et clivants ? Voilà le défi d’Infoman 2020, du Bye bye 2020 et d’À l’année prochaine, bientôt sur les ondes de Radio-Canada.
En ce moment même, les équipes de production des grandes émissions de fin d’année sont dans un sprint final. Si tout s’est déroulé sans anicroche, Jean-René Dufort et son équipe devraient avoir rendu mercredi le montage final de l’émission Infoman 2020 ; Philippe Laguë, celui de la version télé de son bilan radio-humoristique À l’année prochaine. Simon-Olivier Fecteau prie pour avoir fini celui du Bye bye 2020 vers minuit, le 30 décembre prochain. La pandémie a contraint les artisans de ces bilans humoristiques à prendre des précautions, non seulement durant les tournages, mais aussi en manipulant le sujet qui a dominé l’actualité : la COVID-19.
On aimerait vraiment ça faire sourire les gens, leur faire passer un beau jour de l’An et commencer 2021 sur du positif
« Cette année, il aurait facilement pu ne pas y avoir de Bye bye » si une éclosion avait frappé la production, concède Simon-Olivier Fecteau. Fatalement, c’est arrivé : au début du mois de décembre, la production a dû être stoppée en raison du test positif d’un des invités spéciaux. Heureusement, les tournages étaient déjà bien avancés et, surtout, personne sur le plateau n’a été infecté. « À chaque journée de tournage, on se disait d’abord : “victoire, une autre de faite” ! mais aussi que ça pouvait arrêter à tout moment », ajoute Fecteau, qui prévient les téléspectateurs que l’émission Making-of du Bye bye 2020 en révélera beaucoup sur les conditions exceptionnelles de tournage.
Le premier défi des émissions bilans de l’année était logistique : comment produire la meilleure émission possible en respectant les contraintes sanitaires imposées par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) ? Le 12 mars dernier, Philippe Laguë et son équipe enregistraient pour une dernière fois devant public l’émission radiophonique hebdomadaire À la semaine prochaine (ICI Première).
Traditionnellement, ils enregistrent À l’année prochaine au Club Soda, devant public. « Cette année, on a enregistré ça entre nous, au studio 47 de Radio-Canada, explique Laguë. On s’est d’abord posé beaucoup de questions sur la manière d’enregistrer ça. On ne voulait pas bêtement nous remettre quatre sur scène avec des plexiglas, à faire semblant qu’il y a 500 personnes avec nous au Club Soda ! Alors, on a trouvé une formule où les comédiens se placent à deux mètres, en demi-cercle, pour adapter ça à la télé et rendre ça intéressant — et on a un public virtuel » invité à assister par vidéoconférence à l’enregistrement et dont les visages sont affichés en mosaïque sur l’écran servant de décor.
« C’était drôle, c’était dynamique, c’était touchant de voir tous ces gens-là », se réjouit l’animateur.
« À Infoman [les contraintes de sécurité] n’ont pas changé grand-chose », assure le vétéran réalisateur André Lavoie, qui rappelle que l’équipe et lui ont dû produire des émissions chaque semaine en respectant les règles de la CNESST — ce qui a forcé Jean-René Dufort à interviewer ses invités avec son micro fixé au bout du bâton du défenseur du Canadien Shea Weber.
« La semaine dernière, on tournait l’ouverture de l’émission ; sur le plateau, les seuls qui ne portaient pas de masque étaient les musiciens [qui ont composé le thème original]. Ensuite, c’est sûr qu’on a été obligé d’adapter notre contenu — habituellement, Jean-René [Dufort] fait un ou deux voyages pour présenter des événements à caractère international. [En réunion], on s’est dit : on va faire plus de contenu local. C’est la première contrainte qu’on s’est imposée. » Il y aura néanmoins des invités « surprenants » au micro d’Infoman, promet le réalisateur : « On a fait ça par Zoom ! »
Tout est dans la manière
La seconde difficulté, et la plus importante, fut d’imaginer des émissions à caractère humoristique sans faire l’impasse sur le sujet dominant de 2020. « On s’est posé cette question longtemps avant d’accepter », avoue Simon-Olivier Fecteau. « [Le producteur] Guillaume Lespérance et moi avions d’abord accepté le mandat en février dernier… Puis, il y a eu la première vague, le confinement ; plus les jours passaient, moins on la trouvait drôle. En juillet dernier, on s’est vraiment demandé : est-ce qu’il doit y avoir un Bye bye cette année ? Veut-on vraiment le faire ? Parce que, mon Dieu, qu’est-ce qu’on va faire de cette année ? Comment peut-on rire de ça ? »
La question se posait différemment au sein de l’équipe d’Infoman 2020 : « Le sujet est sensible, mais nous, on a la chance de se baser sur l’actualité, explique André Lavoie. On n’écrit pas vraiment de sketchs et on n’invente rien », sinon les commentaires, toujours clairvoyants, de Dufort. « C’est plus facile de rapporter les faits d’actualité, et on a été chanceux parce qu’on a vécu des moments inspirants cette année », qui n’ont pas toujours un lien avec la pandémie. « On a réussi à se casser la tête pour trouver des sujets distincts. Le public sera content, je pense, que l’émission ne soit pas juste sur la COVID-19. »
On marche vraiment sur des oeufs avec certains sujets, tout est dans la manière de les aborder
Le travail d’écriture du Bye bye 2020 s’est amorcé en août dernier. « Plus on écrivait, plus on réalisait combien l’année avait été fertile en actualités et que la COVID-19, qui semble être un seul sujet, est en vérité plein de sujets différents — et ce sont tous des sujets que tout le monde a vécus » et dans lesquels tous les téléspectateurs se reconnaîtront, perçoit Fecteau.
« Ensuite, c’est certain qu’on ne blague pas avec les aspects tragiques de la pandémie, nuance-t-il. Mais, dans le processus, ben des affaires peuvent être drôles. En fait, tout est dans la manière [de présenter la blague] et dans la sensibilité qu’on se doit d’avoir par rapport au sujet. Notre mandat, c’est quand même de faire rire les gens ; plus on creusait dans l’année, plus on dénichait des sujets, plus on trouvait qu’ils étaient riches, sur le plan de l’écriture. Mais en même temps, on sentait qu’on devait faire un show encore plus rassembleur que par les années précédentes. Ce n’était pas le moment d’être particulièrement acide. »
Drôle et de bon ton
Philippe Laguë aurait pu prodiguer quelques conseils aux scripteurs du Bye bye : avec son équipe d’À la semaine prochaine, il a réussi à faire des blagues avec la pandémie depuis l’émergence de la première vague.
« On l’a d’abord vu arriver, elle a frappé, or, pendant que tout le monde était confiné, nous, on était là-dedans [à créer une émission]. Toutes les questions que les autres émissions ont dû se poser, nous, on y avait déjà réfléchi, en mars dernier : qu’est-ce qu’on dit cette semaine ? Comment on parle de ça, malgré la morosité dans l’air ? »
Tôt dans la pandémie, ajoute Laguë, le moment n’était pas propice à se moquer des conférences de presse de François Legault ou du Dr Arruda. « Mais les choses évoluaient, les gens commençaient à s’habituer et, au bout d’un mois, on a pu commencer à amener le personnage d’Horacio ; M. Legault est venu nous parler de son émission de télé. »
Ils ont même créé le personnage de Steve l’antimasque ! « De fil en aiguille, on a pu travailler avec le sujet, tout en comprenant que peu importe l’événement dont on parle, tout passe inévitablement par le filtre de la pandémie — le sujet marquant de l’année, avec Donald Trump ! »
Tous les artisans de ces bilans humoristiques télévisuels reconnaissent cependant avoir été particulièrement vigilants en écrivant leurs blagues.
Plusieurs événements marquants de 2020 — y compris la pandémie — ont divisé l’opinion publique en cette ère socialement et politiquement polarisée. Faire de l’humour d’actualité est aujourd’hui un exercice périlleux.
« On marche vraiment sur des œufs avec certains sujets, croit Philippe Laguë, tout est dans la manière de les aborder. J’ai remarqué que ces temps-ci, les gens sont beaucoup plus sensibles [à certaines blagues]. Je serais menteur de te dire qu’on n’a pas fait plus d’autocensure. »
Pour toutes ces raisons, Simon-Olivier Fecteau et le producteur du Bye bye 2020, Guillaume Lespérance, ressentent une pression « particulièrement intense » de livrer une émission drôle et de bon ton.
« On sent qu’on a une mission cette année qui diffère des années précédentes, croit Fecteau. On a tous vécu une année difficile, on a tous vécu le confinement, tout le monde connaît des gens qui ont traversé des épreuves épouvantables. On aimerait vraiment ça faire sourire les gens, leur faire passer un beau jour de l’An et commencer 2021 sur du positif. »
Tout le monde ensemble
Une année aussi exceptionnelle commandait un événement télévisuel rassembleur. Les quatre grands réseaux diffuseront simultanément Tout le monde ensemble, 90 minutes de chansons et de variété « rassembleuses, qui nous donnent envie de célébrer et nous réconfortent en cette année particulière ». Animé par Véronique Cloutier, Jean-Philippe Dion, Marie-Lyne Joncas et Pierre-Yves Lord, l’émission réunira dans les studios de l’Espace Yoop Damien Robitaille, Ariane Moffatt, Vincent Vallières, Émile Bilodeau, Les Trois Accords, Mélissa Bédard, Guylaine Tanguay, Florent Vollant et plusieurs autres. Sur Radio-Canada, Télé-Québec, TVA et Noovo, le lundi 28 décembre, 19h30.
La revue culturelle 2020
Pour une cinquième année, André Robitaille sera à la barre de La revue culturelle de l’année, présentée le 2 janvier 2021. Comment dresser un bilan culturel réjouissant quand celui-ci est écrit à l’encre rouge en raison de l’arrêt quasi-total des activités du milieu depuis la première vague ? « Il faut perdre quelque chose pour se rendre compte qu’il est essentiel — et ça teinte toute la Revue, résume-t-il. On espère ne plus avoir à revivre une année comme celle-là en culture ; oui, il y a des ratés, mais il y a eu de l’invention, des essais et des erreurs, mais il y a eu surtout de la vie. De la survie. Faire la lumière sur la force de la culture d’ici, malgré le virus, malgré les attaques subies par le milieu, c’est inspirant. Tous les invités de l’émission s’entendent là-dessus : la culture est essentielle, la culture est importante, et chaque artiste rencontré pour cette émission avait envie de le crier. » Sur ICI Télé et ICI Première, le 2 janvier 2021, 21 h.