Le racisme systémique dans l'œil d'Isabelle Racicot

En 2017, avec sa grande amie Martine St-Victor, Isabelle Racicot animait le balado Seat at the Table. Une place à table. De longs entretiens, dans un monde qui allait vite, avec de grands noms des médias et de la culture pop. Diffusée à CBC, la série de discussions avait duré le temps de dix épisodes.
En août de cette année, les deux complices de toujours ont décidé de redémarrer le tout. Portées par un sentiment d’urgence. Inspirées par le mouvement Black Lives Matter. Dans les mots d’Isabelle : « Nous sentions que nous ne pouvions pas rester sans bouger, sans rien faire, sans tenter de comprendre ce qui se passait. »
Soudain, même le titre avait pris un sens différent. Une place à table — pas juste le temps d’un souper, d’un échange. Une place tout le temps.
Une place qu’ont prise à leur podcast des invités engagés dans la lutte contre les inégalités. Comme le joueur des Sénateurs d’Ottawa Anthony Duclair, qui rêve de voir plus de diversité dans la LNH. Ou encore le chroniqueur Andray Domise, qui estime que le racisme ne pourra jamais être éradiqué sans que le capitalisme le soit d’abord. Et que les tendances virales du type « publier un carré noir sur Instagram », soi-disant pour montrer son soutien à Black Lives Matter, ça détourne complètement le propos. Et nuit gravement au mouvement.
« C’était extrêmement enrichissant et extrêmement éprouvant émotivement, se souvient Isabelle Racicot. Je faisais le balado en même temps que je tournais le documentaire. L’un répondait à l’autre. »
Le documentaire dont parle l’animatrice, c’est Pour mes fils, mon silence est impossible. Un film dans lequel elle aborde la question du racisme systémique. Et qu’elle a voulu créer précisément parce que, pour ses garçons, elle voulait parler haut et fort. « Si je n’avais pas eu d’enfants, je ne suis pas sûre que je me serais lancée dans l’arène ainsi. »
Car, elle le dit d’emblée à lacaméra, « parler de racisme, c’est très polarisant. C’est très inconfortable. En ce moment même, je suis inconfortable de faire ça ».
Le documentaire désormais tourné, le sentiment demeure-t-il ? « C’est la partie polarisante qui me met mal à l’aise, répond-elle. Dans la vie, je n’aime pas le conflit. Et chaque fois qu’on parle de racisme, il y a des réactions extrêmement agressives. »
Elle se souvient : il y a cinq ans, elle avait souligné le manque de diversité à l’écran. « Je m’étais fait ramasser par certaines personnes sur les réseaux sociaux ! Pourtant, il n’y avait rien de méchant. J’essayais juste de dire que ça prendrait plus de gens différents. »
De la même façon, elle le sait : « Mon documentaire ne va pas plaire à tout le monde. Parce que mon propos est assez clair. Parce qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur ce que je pense. »
Ce qu’elle pense notamment : « Quand quelqu’un me dit que le racisme systémique n’existe pas, c’est tout le temps quelqu’un en position de privilège. Ce que je demande aux gens, c’est de comprendre que ce n’est pas parce que ce n’est pas leur réalité que ça n’existe pas. »
Discussions familiales
D’ordinaire discrète sur sa vie privée, l’animatrice insiste : cette fois, c’était important. Important de la voir chez elle, avec sa famille. Avec son cadet, Justin, 14 ans, passionné de cuisine et de politique américaine. Avec son aîné, Christopher, 17 ans, qui tire des paniers au basket. Avec son mari, Donald, homme discret, qui n’aime pas le feu des projecteurs. « Il a fait un tapis rouge avec moi et c’est quand j’étais en nomination aux Gémeaux, confie l’animatrice. Ça lui a demandé tout son petit change d’être là. À mes garçons aussi. Je m’attendais à ce que la bataille soit longue et féroce, mais ils ont rapidement compris la nécessité de participer. »
Leur présence donne lieu à des échanges percutants. Isabelle dit par exemple à son époux que malgré l’engagement habituel qu’il démontre dans la lutte contre les injustices, elle ne « le sent pas particulièrement excité » par les transformations sociales qu’elle perçoit depuis le meurtre de George Floyd. Terre à terre, Donald lui répond qu’il voudrait bien les voir arriver, ces transformations. « C’est bien d’en parler. Mais voyons si elles surviennent réellement. »
« Ça démontre qu’à l’intérieur d’une même famille, les réalités face au racisme ne sont pas les mêmes. Que les Noirs ne sont pas un groupe monolithique. Et que la discrimination touche tous les gens racisés, à différents niveaux. »
Ainsi, elle rencontre Cathia Cariotte, consultante en développement international et mère, qui raconte que dès l’âge de trois ans, sa fille a été victime de propos dénigrants. « Moi, mesenfants n’ont jamais été traités comme ça devant moi… » lui dit Isabelle, visiblement bouleversée.
D’où l’importance de présenter diverses expériences. « Je ne voulais pas m’approprier des choses qui ne m’appartiennent pas ou qui ne me sont pas arrivées. Je ne voulais pas envoyer un faux message. Je suis très consciente de ma situation, du fait que j’ai vécu beaucoup moins de discrimination que d’autres. »
Point de rupture
Produite par Valérie Beaulieu, réalisée par Christian Lalumière, cette « quête personnelle », comme l’appelle Isabelle Racicot, l’a menée à discuter avec l’historien Franz Voltaire, le guide touristique Rito Joseph, des membres de l’organisme de Montréal-Nord Hoodstock, dont le confondateur Will Prosper. « Je tenais à avoir des gens crédibles, qui sont sur le terrain, qui ont des pistes de solutions. Je ne veux pas leur prêter d’intentions, mais j’ai senti chez eux à la fois une espèce d’écœurantite aiguë de devoir répéter et répéter toujours les mêmes choses dans l’espoir qu’elles changent et, justement beaucoup d’espoir. »
L’espoir doublé de fatigue, elle confie le ressentir aussi. « Avant la mort de George Floyd, il y a eu une série d’événements. Breonna Taylor, Ahmaud Arbery… Il a fallu que l’on voie un homme agoniser pendant huit minutes et 46 secondes pour faire quelque chose. En même temps, je me rappelle avoir été rivée à la télévision, en train de pleurer en voyant tous ces gens dans les rues. Des jeunes, des vieux, des Noirs, des Blancs, des Autochtones, des Asiatiques. Après, il n’y a pas de recette miracle. Une partie des changements va dépendre de nos gouvernements. »
Justin Trudeau comme François Legault ont refusé ses demandes d’entrevues. « J’aurais vraiment voulu m’asseoir avec François Legault. Parce que, bien qu’il ne veuille pas dire qu’il y a du racisme systémique au Québec, j’ai l’impression que c’est un homme à l’écoute de l’autre. Je veux dire, il n’a pas été un entrepreneur sans écouter ? »
Avant la mort de George Floyd, il y a eu une série d’événements. Breonna Taylor, Ahmaud Arbery… Il a fallu que l’on voie un homme agoniser pendant huit minutes et 46 secondes pour faire quelque chose. En même temps, je me rappelle avoir été rivée à la télévision, en train de pleurer en voyant tous ces gens dans les rues [...]. Après, il n’y a pas de recette miracle. Une partie des changements va dépendre de nos gouvernements.
D’autant plus que la conversation est loin d’être terminée. Sa réflexion, Isabelle Racicot compte la poursuivre longtemps. Dans son balado, elle a confié avoir vécu un point de rupture cet été. « C’était comme une tornade qui a pris naissance au creux de mon estomac pour monter tout droit vers ma tête. Tout ce que j’avais réprimé est ressorti. »
Aujourd’hui, elle estime son silence impossible, ses espérances possibles. « Six mois plus tard, j’ai l’impression qu’il y a des changements qui s’opèrent en coulisse. Que des entreprises ont pris acte de leur comportement. Mais c’est le temps qui va nous dire si ces changements s’opèrent vraiment ou s’ils ne sont que cosmétiques. »