«Enslaved»: les navires de la honte

Si Samuel L. Jackson s’est vite impliqué dans l’élaboration d’«Enslaved», c’est en partie parce qu’il était guidé par une quête personnelle, celle de ses origines, qui remontent jusqu’au Gabon. Son arrivée là-bas marque pour le célèbre acteur une prise de contact spectaculaire avec ses racines.
Photo: Associated Producers Ltd. Si Samuel L. Jackson s’est vite impliqué dans l’élaboration d’«Enslaved», c’est en partie parce qu’il était guidé par une quête personnelle, celle de ses origines, qui remontent jusqu’au Gabon. Son arrivée là-bas marque pour le célèbre acteur une prise de contact spectaculaire avec ses racines.

Dans la série documentaire Enslaved, certains chiffres donnent le tournis et devraient soulever l’indignation : entre le XVIe et le XIXe siècle, plus de 12 millions d’Africains ont été arrachés à leur pays pour servir d’esclaves aux puissances coloniales ou à leurs nouvelles colonies. De ce nombre, environ 10 % (un pourcentage très approximatif) des hommes, femmes et enfants qui ont sillonné l’Atlantique dans des conditions inhumaines n’ont jamais touché terre, et reposent au fond de l’océan.

Que vous n’en sachiez rien, ou si peu, ne devrait pas vous gêner. Le réalisateur et producteur Simcha Jacobovici n’en savait rien lui non plus… et s’en s’étonne encore ! Car depuis le début de sa carrière, ce documentariste chevronné a parcouru la planète pour en révéler les splendeurs, mais aussi les misères, s’intéressant à l’Intifada (Deadly Currents), à l’histoire d’Hollywood (Hollywoodism : Jews, Movies and the American Dream), à celle de l’Holocauste (Charging the Rhino) ou de l’archéologie biblique (The Naked Archaeologist).

« Je me considère comme quelqu’un d’assez instruit, mais j’ignorais tous ces faits », reconnaît avec humilité Simcha Jacobovici de sa résidence en périphérie de Tel-Aviv, là où il habite avec sa famille alors que sa maison de production est située à… Toronto. Vivre dans un lieu, tourner dans un autre et produire dans un troisième, c’est le quotidien de ce diplômé en philosophie des universités McGill et Toronto, aujourd’hui véritable citoyen du monde par la diversité des sujets qu’il aborde. Enslaved en porte d’ailleurs la marque tout au long des six épisodes de cette plongée (dans plusieurs sens du terme !) au cœur des 400 années tumultueuses du système esclavagiste.

Photo: Associated Producers Ltd. Les découvertes de Samuel L. Jackson, bien appuyé par la journaliste d’enquête Afua Hirsch, constituent un des arcs narratifs de la série.

Car Simcha Jacobovici est aussi amateur de plongée sous-marine, du moins son volet archéologique, une passion partagée avec un ami assez célèbre du nom de James Cameron (The Abyss, Titanic, Avatar). Ensemble, ils ont tourné Atlantis Rising, permettant ainsi à Jacobovici d’allier sa passion des profondeurs à celle de la philosophie, s’inspirant de Platon pour partir à la conquête de l’Atlantide. Mais en discutant avec des archéologues sous-marins sur ce tournage, « j’ai découvert l’ampleur de ce trafic d’être humains, mais aussi son invisibilité : personne ne veut retrouver les bateaux coulés en mer, et on ne recense pas un seul monument en hommage à ces morts », souligne avec amertume cet ancien Montréalais né en Israël de parents d’origine roumaine, deux survivants de l’Holocauste.

La production de cette ambitieuse série coproduite par le Canada, les États-Unis et le Royaume-Uni (achetée par 130 marchés différents, dont une diffusion ultérieure en version française à Radio-Canada) s’est étalée sur trois ans, et un allié important s’est joint à l’équipe : l’acteur et militant Samuel L. Jackson. Est-ce que la star de Pulp Fiction était là pour prêter sa célèbre voix, et ainsi piquer la curiosité du public grâce à son aura ? D’abord, une voix de type « voice-of-God-narration », Simcha Jacobovici n’en voulait pas, même si elle possède les inflexions de Samuel L. Jackson !Et il ne voulait pas non plus « des entrevues d’experts placés devant leur bibliothèque ».

Photo: Associated Producers Ltd. En discutant avec des archéologues sous-marins sur le tournage, le réalisateur a «découvert l’ampleur du trafic d’être humains, mais aussi son invisibilité».

Si le célèbre acteur s’est vite impliqué dans l’élaboration d’Enslaved, c’est en partie parce qu’il était guidé par une quête personnelle, celle de ses origines qui remontent jusqu’au Gabon, une ancienne colonie française où l’on ne compte plus les esclaves qui ont laissé derrière eux leur liberté. Son arrivée là-bas marque pour Jackson une prise de contact spectaculaire avec ses racines, mais devient aussi le prétexte à une enquête approfondie des mécanismes de l’esclavagisme, de même que ses sources profondes. Dont une partie se trouve dans un magnifique château de Tolède, en Espagne, un des moments forts du deuxième épisode.

Pour Jacobovici, les découvertes de Samuel L. Jackson, bien appuyé par le documentariste et la journaliste d’enquête Afua Hirsch, constituaient un des arcs narratifs de la série, le second étant ces fascinantes explorations sous-marines où l’on réussit à sortir des artefacts et des épaves des profondeurs de l’oubli. Or, le cinéaste, qui se définit d’abord comme « un conteur, et surtout pas un conférencier », voulait aussi mettre en lumière, et ce, de manière cinématographique, d’autres racines : celles du racisme, de la sauvagerie (des scènes de fiction recréent les conditions innommables des esclaves au fond des cales des navires) et des idées reçues (certains pays africains pratiquaient l’esclavage bien avant l’arrivée des Européens sur leur continent).

Photo: CBC Le réalisateur Simcha Jacobovici à Addis Abeba durant le tournage d’«Enslaved»

Toute cette matière, et toutes ces escapades à travers le monde, sur les flots ou sous les mers agitées, Simcha Jacobovici souhaite qu’elles « éveillent les consciences ». Et contrairement à Samuel L. Jackson qui, dans les pages du Variety, exprimait quelques craintes sur la perception de la série devant la polarisation du débat racial aux États-Unis à l’ombre du mouvement Black Lives Matter (BLM), le cinéaste, lui, croit qu’Enslaved ne pouvait arriver à un meilleur moment. « Ce n’est pas une série sur BLM, tient-il à préciser. Nous n’entrons pas directement dans cette problématique, mais lui donnons une perspective historique, car la polarisation actuelle naît d’un grand vacuum. Être informé conduit à la guérison, pas à la confrontation. Je le crois profondément ! »

Enslaved

CBC et CBC Gem, série documentaire en six épisodes, à partir du dimanche 18 octobre, 21 h