La télévision se meurt? Vive le télévisuel!

«Skam» France
Photo: France Télévision «Skam» France

Skam veut dire « honte » en norvégien, et la série ainsi nommée n’a pas à rougir de son succès populaire et critique.

Les quatre saisons de la production de la télé publique de Norvège NRK P3 diffusée entre septembre 2015 et juin 2017 racontent la vie d’adolescents d’une école secondaire d’Oslo. Un semestre par mouture. Chaque fois en suivant le point de vue d’un personnage sur des thèmes actuels allant de l’islamophobie aux violences sexuelles. Le tout sur fond de fêtes et de consommation de drogues et d’alcool. La jeunesse, actuelle quoi.

Du déjà-vu ? Peut-être. Sauf que la grande audace de Skam se concentre dans sa forme narrative et temporelle, comme le note Toni Pape, professeur d’études des médias de l’Université d’Amsterdam dans le nouveau livre collectif Formes et plateformes de la télévision à l’ère du numérique (Presses de l’Université de Rennes), dirigé par la Montréalaise Marta Boni.

« L’intrigue est racontée au moyen de courtes vidéos, de textos ou de messages sur Facebook, ou encore par l’intermédiaire des comptes Instagram des personnages fictifs, résume le professeur Pape. Sur le site Web de la série, les spectateurs peuvent choisir de suivre ces personnages sur Instagram ou devenir leurs amis sur Facebook comme s’il s’agissait de vraies personnes. »

Dans le jargon du milieu, Skam incarne une fiction transmédiatique puisque ses éléments sont dispersés à travers plusieurs médias sans véritable noyau central. La narration donne même l’impression que l’histoire se déroule en temps réel.

D’où les questions de base sur ce qui se trame dans Skam : est-ce encore de la télévision ? Les nouvelles plateformes numériques comme cette innovation formelle et esthétique font-elles disparaître la télé au profit d’un nouveau média ? Ou autrement dit : ceci est-il en train de tuer cela ?

Le télévisuel

 

Les analyses rassemblées dans l’ouvrage collectif répondent par la négative. Non, la télévision ne meurt pas. Elle se transforme encore une fois et voilà tout.

Certes, regarder une émission à heure programmée sur une télé perd en popularité. Reste que les contenus télévisuels foisonnants, plus ou moins puissamment originaux, trouvent encore leur public et savent le renouveler sur tous les écrans.

« Le télévisuel demeure même si tout change, reprend en entrevue Marta Boni, professeure agrégée au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’UdeM. C’est le paradoxe de la télévision, son indiscipline finalement. Il n’y a pas de média sans l’usage qu’on en fait. La télévision, comme vision à distance, a d’abord été une anticipation rêvée par des écrivains, puis une trouvaille technique et finalement un média institutionnalisé par la création de programmes. Mais la télévision ne cesse d’évoluer. Elle n’a jamais cessé d’exister, de muter, de se transformer autour de cette idée de la vision à distance qui revient encore plus en force avec le confinement et la pandémie. »

Le tout premier texte du recueil, celui d’Anne-Katrin Weber de l’Université de Lausanne, fouille l’archéologie de cette formidable invention pour montrer comment la notion même de convergence (entre l’image et le son) « caractérise moins le média à l’ère numérique qu’elle ne résume son identité la plus fondamentale ». La spécialiste des premiers âges télévisuels analyse l’exemple fascinant du « système de film intermédiaire » développé et constamment perfectionné par l’industrie allemande dans l’entre-deux-guerres afin d’illustrer la capacité originelle et originale de la télé à bricoler et à s’adapter, logique poursuivie à l’ère du Web.

Le télévisuel demeure même si tout change

 

« Le numérique accentue la fragmentation des contenus, dit la professeure Boni. Les spectateurs peuvent choisir ce qu’ils regardent et quand ils le font, tout en conservant cette idée du visionnage dans un espace intime, au domicile à l’origine, n’importe où maintenant. La télévision se regarde partout. »

Les chercheuses québécoises Maude Bonenfant et Audrey Bélanger de l’UQAM montrent que les plateformes de partage de vidéos comme YouTube et plus encore Twitch « sont réellement emblématiques » de cette hypermodernité télévisuelle. « Elles exacerbent les logiques modernes déjà bien inscrites dans le média télévisuel sur le plan de la forme du flux, de l’identité de la chaîne et du mode de réception », écrivent-elles.

Le feuilletonesque

 

L’ouvrage entremêle l’exploration des liens entre les plateformes et les formes. Le Français Jean-Pierre Esquenazi montre que la naissance des séries demeure indissociable du rendez-vous télévisuel programmé dès les années 1950. Il distingue les séries épisodiques (un épisode propose un récit clos) des feuilletonesques (le récit se déroule sur le long terme en enchaînement des épisodes) pour finalement montrer comment la tradition de ces formats se transforme avec la grande numérisation.

Internet a changé le panorama sériel en éliminant souvent le rendez-vous hebdomadaire au profit du télégavage. Internet a aussi renforcé les communautés de téléspectateurs maintenant liés en réseaux. En même temps, le numérique renforce la tendance feuilletonesque et la fait même entrer dans un nouvel âge d’or. Le professeur de l’Université de Lyon parle de « la victoire du feuilleton » dans Internet « dont la temporalité est fondée sur la continuité d’un présent sans coutures ». Il parle aussi du « triomphe d’une continuité ».

En plus, le feuilleton est né avant la télé, dans les journaux du XIXe siècle, pour ensuite essaimer à la radio. Beaucoup se crée et tout se transforme dans les affaires culturelles.

« La télévision est un média qui vient de plusieurs médias, la littérature, la radio, le théâtre, le cinéma bien sûr, dit la professeure Boni. La forme sérielle vient de la littérature. Le cliffhanger [le suspense des fins ouvertes] vient du feuilleton littéraire. Au premier âge, les séries télé variaient peu autour de formats très communs. Depuis les années 1990, on s’en va vers de plus grandes complexités narratives tout en conservant certains patterns connus. »

La télévision est un média qui vient de plusieurs médias, la littérature, la radio, le théâtre, le cinéma bien sûr

 

Et le cinéma ?

Certaines productions des vieux réseaux innovent et en jettent, par exemple Série noire (ICI RC) (analysée dans le recueil par Pierre Barrette de l’UQAM), qui se veut en même temps une critique de la télé et des séries (disons) plus traditionnelles. Mme Boni cite en introduction de son livre l’exemple de Mosaic produite par Steven Soderbergh pour HBO, réputée meilleure chaîne de télé au monde. Cette minisérie lancée en 2017 se consomme exclusivement sur téléphone en épisodes courts et en version non linéaire, avec des ajouts Web. Une version linéaire est ensuite apparue sur la plateforme du réseau.

Les analyses de son ouvrage se concentrent sur des productions semblables, dites de qualité et franchement audacieuses. Il n’y a pas que ça, évidemment, tant s’en faut. Mme Boni admet que beaucoup de la nouvelle télé demeure calquée sur le modèle remâché mille fois de l’ancienne, sans innover. Là, franchement, rien ne se transforme vraiment…

La question de la mutation du cinéma se pose aussi en filigrane. Si la télé se transforme dans le grand tout numérique, si Skam fait muter la télé sans l’abolir, le cinéma y goûte tout aussi royalement, peut-être pour y perdre des caractéristiques encore plus fondamentales. Jusqu’à ne plus être lui-même ?

« Ça peut devenir un problème », reconnaît la professeure du Département de cinéma en citant le livre de 2011 de son collaborateur J.P. Esquenazi intitulé Les séries télé. L’avenir du cinéma ?

« Effectivement, on se rend compte que la série télé fonctionne sur des logiques de fidélisation très payantes. De plus en plus de réalisateurs s’y intéressent parce qu’elles offrent le luxe d’une temporalité plus longue avec souvent plus de moyens que le cinéma. Il y a des convergences. On le voit avec Netflix qui produit des films et la victoire du film Roma. Et peut-être que la télévision qui se transforme constamment est aussi en train de sauver le cinéma. » 

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