«Chernobyl»: au cœur de la catastrophe nucléaire

Les cinq épisodes de «Chernobyl» font le décompte des heures suivant l’accident en montrant juste ce qu’il faut, en laissant les scènes parler.
Photo: HBO Canada Les cinq épisodes de «Chernobyl» font le décompte des heures suivant l’accident en montrant juste ce qu’il faut, en laissant les scènes parler.

Si l’idée d’une minisérie sur l’une des pires catastrophes nucléaires de l’histoire peut laisser dubitatif, les premières minutes de visionnement de Chernobyl dissipent les inquiétudes.

Pas de sensationnalisme, pas de vedettes à la Ben Affleck qui débarquent pour sauver la mise. L’esthétique, l’époque, l’événement, tout semble soigneusement recréé. Des panneaux de contrôle soviétiques jusqu’aux costumes aux tons de beige ou aux coiffures du temps. Certes, il faut accepter que tout le monde parle avec un accent britannique. N’empêche, la plongée dans les événements du 26 avril 1986, de même que son déni par les autorités, est faite avec sensibilité.

La série montre ainsi des travailleurs des mines de charbon forcés de risquer leur vie pour le régime. Des badauds observant les émissions de radiation comme on regarderait un feu d’artifice, des amoureux s’embrassant sous la lueur. « C’est beau, non ? »

Tournés en Lituanie, à Vilnius, et à la centrale nucléaire fermée d’Ignalina (surnommé « la sœur jumelle de Tchernobyl »), les cinq épisodes coproduits par HBO et la chaîne britannique Sky font le décompte des heures suivant l’accident en montrant juste ce qu’il faut, laissant les scènes parler. Comme ce gros plan sur les vêtements contaminés des sapeurs-pompiers jetés en pile, pêle-mêle, par le personnel infirmier. Ou ces séquences montrant hommes et femmes courant dans l’hôpital, pris de panique et d’incompréhension.

C’est avec un mélange de fascination et d’indignation que Galia Ackerman a pour sa part étudié la catastrophe. L’écrivaine et historienne franco-russe s’est plongée pour la première fois pleinement dans le sujet il y a plus de 20 ans, lorsqu’elle a traduit Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse de la Prix Nobel Svetlana Aleksievitch.

Spécialiste du monde ex-soviétique, Galia Ackerman a à son tour publié deux livres, dont Traverser Tchernobylen 2016. « C’est un événement qui fascine, nous dit-elle. Et plus le temps passe, plus il devient mythique. Surtout pour l’Occident. »

Car en Ukraine, confie la journaliste, Tchernobyl fait partie « d’un passé qu’il vaut mieux oublier ». « Vous savez, c’est comme pour toutes les personnes ayant vécu des événements traumatiques. Les soldats qui ont fait la Seconde Guerre mondiale, les militaires américains qui ont été en Irak ou au Vietnam, les gens qui ont fait les camps soviétiques… Il faut du temps pour que la parole se libère. »

Surtout à Kiev, où « il n’y a pas une famille où quelqu’un n’a pas été liquidateur ». « Mais les gens n’aiment pas en parler. C’est comme si c’était une superstition. Mieux vaut ne pas toucher à ça, vous voyez ? »

À l’écran, le spectateur, lui, verra Valery Legasov, scientifique ayant réellement existé, qui a tenté de prévenir que « non, ces radiations ne sont pas équivalentes à une simple radiographie du thorax, mais à quatre millions d’entre elles ! » Un homme qui s’est suicidé au lendemain du deuxième anniversaire de la catastrophe, marqué et démoli de ne pas avoir été entendu, incarné ici avec justesse par l’acteur britannique Jared Harris.

Photo: HBO Canada

La série donne ainsi lieu à une série d’affrontements entre lui et le vice-premier ministre soviétique Boris Shcherbina, joué pour sa part par le Suédois Stellan Skarsgård. On les suit notamment en hélicoptère, alors que Legasov pointe la lueur au-dessus du réacteur : « C’est de la radiation ! », uniquement pour se faire répondre : « Ce que nous ne voyons pas, nous ne savons pas. »

Galia Ackerman, elle, a vu la ville abandonnée de Prypiat. « Il y a une aura autour de cette zone, car elle est mystérieuse. Il y a une végétation énorme, des animaux sauvages, des invasions de sangliers et cet immense radar abandonné, avec un enchevêtrement de métal. Ça crée un endroit unique, qui fait en sorte que beaucoup d’artistes s’intéressent à Tchernobyl. »

Tout comme la télévision américaine et les touristes, ajoute-t-elle. D’ailleurs, la dernière fois qu’elle y a été, en 2017, elle a appris que des Occidentaux y célébraient leur mariage, qu’ils s’y rendaient en voyages de noces. « Des parents australiens y avaient même offert un voyage à leur fils pour ses 18 ans ! »

Un reflet, croit-elle, de la fascination actuelle pour l’industriel, les ruines. « On a assez vu tous les musées, toutes les belles choses. Maintenant, on veut voir le laid, l’extraordinaire. »

Et elle, de quel œil voit-elle cet intérêt récent du petit écran ? Une série, c’est bien. Mais pour le reste… « Je n’aime pas trop l’idée de transformer ce lieu en un Disneyland de la catastrophe nucléaire. À moins que ce soit fait pour instruire sur ses dangers. »

Sans fin

 

« Les gens qui habitent dans les environs sont fatigués d’en parler. Pendant des années, ils ont tenté d’attirer l’attention sur leurs problèmes. Mais ils ont été traités de fermiers idiots, de phobiques de la radiation. Comme ils n’avaient rien à manger, ils se nourrissaient de ce qu’ils produisaient. Ils ont alors été qualifiés de fatalistes, parce qu’ils n’avaient pas pris de meilleures précautions. »

La Dre Kate Brown, professeure de science, technologie et société à l’Institut de technologie du Massachusetts, a commencé à voyager autour de la zone condamnée en 1994. Elle ne compte plus le nombre de fois où elle s’est depuis rendue à Tchernobyl, fouillant dans les archives médicales, suivant une équipe de biologistes dans leurs expéditions pour étudier l’état des petites créatures, souris, oiseaux, insectes, plantes. « À chaque roche que l’on retourne, on trouve du dommage. C’est bouleversant », dit-elle.

Ayant publié le mois dernier Manual for Survival : A Chernobyl Guide to the Future, la Dre Brown se réjouit que l’événement, longtemps drapé du secret soviétique, trouve sa place dans la culture populaire. D’abord dans le jeu vidéo Stalker, puis désormais dans cette série. « Je trouve super que beaucoup de jeunes s’y intéressent ! lance-t-elle. Quand c’est bien fait, une fiction basée sur des faits historiques peut nous aider à nous mettre à la place de ceux qui l’ont vécue. »

Photo: HBO Canada L'actrice britannique Emily Watson

Dans ce cas : « À la place de ces pompiers, de ces exploitants de centrale nucléaire et de ces infirmières qui devaient faire face à cette situation, sans savoir ce qui allait arriver. À leur famille, à eux-mêmes, à leur santé. »

Si elle a une crainte par rapport Chernobyl, l’émission télévisée, c’est qu’on ne la voie que sous la lorgnette « de l’accident comme narration ». Plus précisément, que la série se résume à « une introduction dramatique, des secondes qui s’écoulent, la centrale qui explose, beaucoup de drame, des gens qui accourent pour régler le problème. Puis, fin. »

Et c’est cette fin qui implique que « la tragédie est terminée » qui la travaille. « S’il y a une résolution, on oublie que ça pourrait se reproduire, on oublie que ça continue d’être un problème. »

Ainsi, que les gens s’intéressent à la catastrophe de Tchernobyl ? Absolument. Qu’une minisérie y soit consacrée ? Totalement. Mais que des jeunes y fassent leur enterrement de vie de garçon ou y célèbrent leur lune de miel ? « Honnêtement, ça mérite un prix Darwin [octroyé à des gens ayant posé un geste d’une stupidité abyssale]. Tchernobyl, ça reste un lieu de destruction et de contamination. »

Chernobyl

HBO et CraveTv, lundi, 21 h. En version française à Super Écran dès le 6 juin, 22 h.