«Leaving Neverland»: l’autre visage de Michael Jackson

Film de têtes parlantes entrecoupé d’images en surplomb du monstrueux domaine de son titre, «Leaving Neverland» recueille avec la lenteur empathique qu’appelle un tel sujet les témoignages des deux victimes alléguées, mais aussi des membres de leur famille.
Photo: HBO Film de têtes parlantes entrecoupé d’images en surplomb du monstrueux domaine de son titre, «Leaving Neverland» recueille avec la lenteur empathique qu’appelle un tel sujet les témoignages des deux victimes alléguées, mais aussi des membres de leur famille.

« We’re the luckiest boys in the world. » Nous sommes les garçons les plus chanceux au monde, lance James Safechuck, 9 ans, à sa doublure pendant le tournage d’une publicité de Pepsi. Synopsis simple : un jeune fan se glisse incognito dans la loge de Michael Jackson et farfouille dans ses costumes de scène, jusqu’à ce que le créateur de Thriller surprenne son visiteur, qui éclate instantanément d’un rire d’une attendrissante incrédulité. En 1987, année du lancement de son album Bad, Michael Jackson était après tout non seulement le roi de la pop, mais aussi le roi de l’univers.

L’homme à l’écran qui raconte cette anecdote a 41 ans et a dans l’œil une autre sorte d’incrédulité, beaucoup plus sombre. Comment a-t-il pu taire à ses parents et à son épouse pendant toute sa vie adulte — comment a-t-il pu taire à lui-même — les agressions sexuelles (masturbation mutuelle, sexe oral, sodomie) que lui aurait fait subir le chanteur pendant quatre ans ? Calculateur, misogyne, méthodique : le Michael Jackson décrit par l’ancien enfant acteur dans Leaving Nerverland, documentaire de quatre heures (en deux parties) de Dan Reed, n’a rien du bienveillant Peter Pan qu’il aimait présenter aux caméras du monde.

C’est chez lui, à Brisbane en Australie, grâce à sa victoire lors d’un concours d’imitation de l’as du moonwalk, que Wade Robson rencontre son héros. Invité pour un séjour toutes dépenses payées avec sa famille à Neverland en Californie, il sera, raconte-t-il, lui aussi agressé par le coauteur de We Are the World, de l’âge de 7 à 14 ans. Des journées magiques à jouer dans le parc d’attractions de ce ranch aux ambitions de paradis terrestre tournent le soir venu en initiations sexuelles précoces (et forcément non consentantes), parsemées d’exercices de rhabillage en vitesse, afin de parer à l’éventualité qu’un intrus surgisse dans une des nombreuses antichambres où Jackson s’enferme avec les gamins.

Mécanismes de défense

 

Il y a donc forcément quelque chose de très troublant dans l’affection inaltérable que Safechuck et Robson disent avoir longtemps ressentie pour la mégastar, mais jamais autant que dans l’aveuglement de leurs mères, qui permettront à leur fils de dormir dans le même lit que celui qu’elles décrivent à l’époque comme un fils. Tout aussi enamourées que leur progéniture d’un Jackson d’une générosité sans bornes, elles vivront la belle vie à ses frais et façonneront leur existence afin de passer le plus de temps possible en sa compagnie, jusqu’à ce qu’un autre garçon remplace le leur dans la vie de la vedette (dont l’acteur de Maman, j’ai raté l’avion, Macaulay Culkin).

Photo: Mark J. Terrill Associated Press Des journées magiques à jouer dans le parc d’attractions de ce ranch aux ambitions de paradis terrestre tournent en initiations sexuelles précoces.

Principalement articulée autour des conséquences psychologiques à long terme de pareils sévices — à la demande de Jackson, Wade Robson a témoigné en 2005 en sa faveur lors d’un procès pour pédophilie dont il sera acquitté —, la seconde partie du documentaire expose avec finesse les mécanismes de défense (et de déni) dans lesquels se recroquevillent souvent les survivants. C’est en devenant pères que les deux hommes revivront avec encore plus de douleur la cruauté des gestes que celui qui se disait leur ami était parvenu à faire passer pour de l’amour.

Croire les victimes

 

Film de têtes parlantes entrecoupé d’images en surplomb du monstrueux domaine de son titre, Leaving Neverland recueille avec la lenteur empathique qu’appelle un tel sujet les témoignages des deux victimes alléguées, mais aussi des membres de leur famille.

Mais en choisissant de ne donner la parole qu’à ceux qui croient Safechuck et Robson, Dan Reed prête-t-il trop flanc aux critiques ? La conviction du cinéaste que ses interviewés disent la vérité, seulement la vérité, ne pourrait être plus évidente, mais pourrait aussi être qualifiée de nécessaire coup de barre.

Parce qu’au-delà de l’horreur que décrivent James Safechuck et Wade Robson, c’est le soutien indéfectible des admirateurs de Jackson, agglutinés autour du palais de justice lors de son procès de 2005, qui choque profondément et qui permet de prendre la mesure des réflexes nouveaux de nos sociétés face à de semblables scandales. Les statues de Harvey Weinstein, Éric Salvail ou, plus récemment, de Ryan Adams ont toutes été déboulonnées, ou très sérieusement abîmées, à la suite d’allégations se situant dans le même spectre. Rappelons que les deux premiers vont comparaître devant les tribunaux, alors que le dernier fait l’objet d’une enquête du FBI.

Les tubes que sont Beat It ou Smooth Criminal, eux, hantent toujours les radios grâce à la réputation immaculée de leur interprète, que ses héritiers défendaient encore avec vigueur en déposant en février une poursuite de 100 millions contre HBO, qui contreviendrait en présentant le film à un contrat datant de 1992 dans lequel le diffuseur s’engageait à ne pas nuire à la réputation de l’artiste.

Dan Reed confiait en janvier au magazine Rolling Stone avoir souhaité remettre en lumière une de ces grandes histoires non résolues dont tout le monde a entendu parler (« the big, unresolved stories that everyone’s heard of »). Que Michael Jackson, décédé à l’âge de 50 ans en 2009, ait entretenu des relations d’une malsaine intimité avec des enfants compte en effet parmi ces allégations dont on suppose la vérité, bien qu’avec une forme de détachement plus ou moins fataliste, comme si le dégoût qu’elles devraient inspirer s’était érodé, pour ne devenir que haussement d’épaules.

Et Leaving Neverland, chronique des plus sinistres dérives de notre rapport à la gloire, a indéniablement ce mérite plus social que cinématographique : celui de renvoyer à la face de la planète son refus étrange et obstiné de considérer que son idole était autre chose qu’un ange.

Leaving Neverland

HBO, dimanche et lundi, 20 h. Disponible dès lundi sur les plateformes numériques de HBO, suivi d’Oprah Winfrey presents: After Neverland, une entrevue avec les deux hommes qui témoignent dans le documentaire.