La série pour ados en mutation

Comme chaque année, Sarah, Lili, Francis, Charles et Antoine, les cinq meilleurs amis du monde, se réunissent au chalet pour la saison de ski. La série suit leur vie, surtout sentimentale.
Photo: Vrak.tv Comme chaque année, Sarah, Lili, Francis, Charles et Antoine, les cinq meilleurs amis du monde, se réunissent au chalet pour la saison de ski. La série suit leur vie, surtout sentimentale.

Si l’adolescence demeure le théâtre des premières fois, des limites élastiques et des drames ordinaires, la manière dont on la dépeint au petit écran a beaucoup évolué au cours des dernières années. Bien ancrées dans notre époque, les productions télévisuelles actuelles — qu’elles soient locales ou étrangères — tentent de la représenter avec une authenticité parfois déroutante, pour le meilleur et pour le pire.

La scène a quelquechose d’un peu banal. Deux jeunes s’embrassent dans une chambre faiblement éclairée. Sous leurs pieds, une fête bat son plein, ponctuant leurs ébats de fous rires et de bribes de conversation étouffés. Dans la pénombre, les respirations s’accélèrent, les mains se font agiles, la tension devient presque palpable. « Est-ce que c’est correct ? » Lancés comme une bouée, ces quelques mots cassent le rythme et posent de façon claire l’obtention du consentement.

Tiré de la première saison de 13 Reasons Why, cet extrait, qui contraste avec la dureté du reste de la série diffusée sur Netflix le printemps dernier, est pourtant dans l’air du temps. Au Québec, il trouve écho dans des scènes campées dans l’univers lumineux de L’Académie, une série disponible depuis l’automne 2017 à Club Illico, ou dans celui, plus feutré, du Chalet présenté sur les ondes de Vrak.tv.

Il détonne toutefois avec ce qu’on a trop souvent proposé en fiction aux jeunes téléspectateurs. Une écoute en rafale des séries américaines Gossip Girl ou Dawson’s Creek, qui ont toutes deux battu des records d’audience auprès des ados des années 2000, suffit pour constater à quel point on pouvait partir de loin.

Photo: Beth Dubber/Netflix Une scène de la série américaine «13 Reasons Why»

« Il y a des choses [comme d’associer une agression sexuelle au caractère séducteur d’un personnage, par exemple] qu’on ne pourrait plus se permettre de dire ou, du moins, de passer sous silence, lance sans hésitation Patrick Martin, producteur au contenu chez Passez Go, la boîte de production qui se cache derrière de nombreuses séries dédiées aux 15-24 ans. Avant, c’était courant de voir un gars embrasser une fille sans lui demander. C’était comme un grand élan de romantisme. Aujourd’hui, avec tout ce qui se passe, on comprend que ce n’est pas nécessairement le message qu’on veut envoyer. Il faut faire plus attention, revoir comment on souhaite mettre en scène la romance et la séduction. »

« On a une responsabilité vis-à-vis de notre public, on se doit de faire attention, avance pour sa part l’auteure et scénariste de 28 ans Sarah-Maude Beauchesne, dont la plume a notamment donné vie aux personnages colorés de L’Académie. Le consentement, il faut le montrer et le remontrer. Le mettre en scène dans différentes situations, poser des limites claires. Personnellement, j’aurais tellement voulu que cette notion circule plus autour de moi quand j’étais plus jeune… Qu’elle soit présente, dite, dans la fiction quand j’avais cet âge-là. »

Fin du statu quo

 

Et ça va bien au-delà du consentement, souligne Patrick Martin, qui a lui-même joué dans de nombreuses séries mettant en vedette des jeunes, comme la quotidienne culte Watatatow présentée sur les ondes de Radio-Canada pendant 14 ans. « Dans plein de cas, le statu quo n’est plus possible, insiste-t-il. Si un personnage tient des propos sexistes ou homophobes, par exemple, ça prend un contrepoids. Il faut qu’il soit dénoncé par au moins un de ses pairs. » La plaisanterie salace lâchée dans le vestiaire à la mi-temps d’un match de football risque donc aujourd’hui de s’attirer un regard désobligeant ou une réplique assassine. Idem pour les remarques insidieuses qui font reposer sur les victimes la responsabilité de leur agression.

Le consentement, il faut le montrer et le remontrer. Le mettre en scène dans différentes situations, poser des limites claires. Personnellement, j’aurais tellement voulu que cette notion circule plus autour de moi quand j’étais plus jeune… Qu’elle soit présente, dite, dans la fiction quand j’avais cet âge-là.

« La télé est le reflet de notre époque, soutient pour sa part Michelle Allen, qui gravite dans le monde du petit écran depuis une trentaine d’années. Si on veut que les “mononcles” et les machos soient dénoncés dans la vraie vie, il n’y a pas de raison pour que nos personnages ne le fassent pas dans la fiction. Nos séries doivent être au diapason de ce qui se passe dans la réalité parce qu’elles sont là pour divertir, oui, mais elles peuvent aussi servir de tremplin pour des discussions sérieuses. »

À cet égard, Fugueuse, son plus récent opus télévisuel, aborde sans filtre des enjeux comme la violence et l’exploitation sexuelle. Diffusée à une heure de grande écoute sur les ondes de TVA l’hiver dernier, la série, qui a cartonné auprès des adolescents, met en scène la descente aux enfers d’une jeune fille de 17 ans qui tombe sous le charme destructeur d’un proxénète. « Tout est une question de comment on présente les choses, avance prudemment la scénariste. Parfois, il est préférable de suggérer plutôt que de tout montrer, mais à terme, on se doit de parler de ces enjeux-là parce que dans certains cas, la fiction arrive à mieux faire passer les messages que les médias. »

Photo: Club illico Les élèves de «L’Académie», une série diffusée depuis l’automne 2017.

« Il faut garder en tête que les jeunes voient bien pire sur le Web et que pour les adultes qui les entourent, c’est de plus en plus difficile de savoir ce qu’ils ont vu et quand ils l’ont vu, rappelle Thierry Plante, spécialiste en éducation aux médias chez HabiloMédias, le centre canadien d’éducation aux médias et de littératie numérique. Ces séries offrent donc des moments intéressants pour aborder des sujets plus délicats, comme la santé mentale ou le consentement sexuel. »

Fragile équilibre

 

Reste maintenant à trouver le bon ton pour éviter de faire fuir lesspectateurs visés. Et l’équilibre entre la morale et la sensibilisation est parfois difficile à maintenir pour les scénaristes et producteurs. « Dès que l’on s’adresse à la jeunesse, on a tendance à se sentir investi d’une mission éducative, expose Sylvain Brehm, professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Cela ne constitue pas un problème en soi, mais le risque est grand de faire preuve de didactisme, ce qui est souvent la meilleure manière de désintéresser les jeunes. »

Selon Patrick Martin de Passez Go, il faut demeurer prudent parce que les équipes derrière les séries jeunesse n’ont pas toujours comme mandat d’éduquer leur public. « On a une responsabilité de bien faire les choses, certes, mais il ne faut pas que ce soit moralisateur, affirme-t-il. Le défi est là : il faut réussir à aborder des sujets lourds, tout en restant humains et accessibles. » « Les adolescents saisissent beaucoup plus vite ce qui se passe autour d’eux que ce qu’on aime se faire croire comme adultes, renchérit Sarah-Maude Beauchesne. La meilleure façon de leur parler, c’est souvent de leur faire confiance. »

Avertir, mais aussi outiller

En voulant dépeindre avec acuité le quotidien de leur jeune public, les séries télé peuvent-elles parfois aller trop loin ? La question s’est posée à maintes reprises lors du lancement de la controversée série 13 Reasons Why.

Critiquée de toutes parts pour la violence sourde de ses scènes montrant le suicide et le viol, cette dernière en a tout de même remis une couche, il y a quelques semaines, avec sa seconde saison, non sans prendre la peine d’ajouter cette fois moult mises en garde pour coeurs sensibles et esprits mal en point.

Un ultime épisode, présenté à la manière d’un talk-show, permet également aux scénaristes, comédiens et consultants de la série de revenir sur les différents enjeux abordés. Idem pour Fugueuse, qui a, elle aussi, beaucoup fait jaser au moment de sa diffusion.

Encore une fois, de courtes capsules Web ont permis, dès le début, de mettre en perspective les thématiques difficiles présentées au fil des épisodes. « L’idée n’est pas de s’excuser de parler de ces sujets, précise toutefois l’auteure Michelle Allen, mais ce sont des outils supplémentaires qui viennent compléter la série. Si ça peut aider, tant mieux. »


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