Une autre affaire Shafia est-elle possible?

« Un concept complètement tordu de l’honneur. » C’est ainsi que le juge a qualifié le crime dans l’affaire Shafia, il y a cinq ans. En 2009, cette sordide histoire de quadruple meurtre planifié par un père d’origine afghane avec la complicité de sa femme et de son fils, des Montréalais d’adoption qui ont été condamnés à la prison à vie, avait secoué tout le pays.
Pour la documentariste Raymonde Provencher, les violences basées sur l’honneur — trop stigmatisant, le terme « crime d’honneur » ne fait pas l’unanimité — sont un autre des tabous auxquels elle allait s’attaquer. Ayant déjà traité de sujets délicats, comme les enfants nés à la suite d’un viol (War Babies… Nés de la haine), ou encore les filles-soldates (Grace, Milly, Lucy), la réalisatrice d’expérience connaissait le chemin. « Quand l’affaire Shafia est arrivée, j’étais en salle de montage pour Ces crimes sans honneur [sur les femmes victimes de ces crimes dans le monde]. J’avais cherché des cas ici, mais c’était la chape de plomb. Même les organisations communautaires refusaient de parler de ça, raconte-t-elle. Au Canada anglais, j’en avais trouvé, mais au Québec, ça n’existait pas. »
Elle a fini son film et s’est lancée dans un autre projet. Mais l’affaire Shafia continuait de l’habiter, presque de la hanter. « C’était tellement prévisible, je me disais : “Comment n’avait-on pas pu voir venir ça ?” Quand on travaille sur des dossiers, il me semble qu’on voit venir… Les gens du DPJ [Directeur de la protection de la jeunesse] ont dit que ce n’était pas sur leur radar… Je me suis dit : “Il va falloir que ça le devienne.” »
Sujet tabou
Trouver la protagoniste qui accepte d’être filmée pour Déchirements n’a pas été chose facile. Les jeunes filles soumises à des violences basées sur l’honneur sont souvent isolées et vivent dans des situations familiales hautement délicates. « C’est l’autre expérience que j’ai faite avec ce film-là. Pendant trois, quatre ans, je me suis retrouvée dans NDG, Côte-des-Neiges, Parc-Extension, et j’ai réalisé qu’on est complètement coupé de ces communautés-là. Elles ne nous écoutent pas, ne nous lisent pas, ne nous connaissent pas. Si ce n’était de la loi 101, on ne les rejoindrait pas. »
Lorsque Farzana (nom d’emprunt) lui a été présentée, la cinéaste en était au montage. « On a complètement changé l’axe de notre film », raconte Raymonde Provencher. La jeune femme ayant longuement hésité à témoigner à visage découvert, c’est la réalisatrice qui a tranché : mieux valait ne prendre aucun risque. Farzana raconte ainsi à la caméra sa touchante histoire, celle d’un père qui l’a mariée de force et avec qui elle a dû couper les liens pour pouvoir survivre, mais complètement dans l’ombre.
De la lumière
Malgré cette part d’ombre obligée, le film est traversé de moments de grande lumière, notamment avec l’histoire de Kavitha, une Montréalaise originaire du Sri Lanka. Malgré un milieu familial élargi contrôlant — la jeune femme doit cacher sa relation avec son amoureux, car ils ne sont pas mariés —, l’étudiante pose un regard particulièrement mature et éclairé sur ce qu’elle vit. Les témoignages d’intervenantes d’organismes venant en aide aux femmes victimes de violence, de policiers, de responsable du DPJ et de personnel scolaire permettent aussi de tracer les contours du phénomène sans pouvoir en déterminer l’ampleur réelle — le DPJ ne recense annuellement qu’une vingtaine de cas signalés de violences basées sur l’honneur… mais il pourrait y en avoir plus.
Présenté ce mercredi à 20 h à Télé-Québec (en rediffusion jeudi à 13h), le film, qui a une force pédagogique indéniable, pourrait être vu dans toutes les écoles du Québec, comme le souhaite d’ailleurs la réalisatrice. « Je veux que les jeunes puissent le voir. Et si c’est toi, cette jeune fille qui vit ça, sache que tu as le droit de parler et qu’il faut que tu parles, dit Raymonde Provencher. C’est notre rôle de société d’accueil d’allumer quand on voit des signaux de cette violence-là. Et si on peut en sauver deux, trois, quatre, c’est déjà ça. »