Comment réussir son «spin-off», de «Better Call Saul» aux excroissances de «Game of Thrones»

Les nouvelles éditions des dictionnaires usuels apparaissent ce mois-ci, et le florilège des mots nouveaux étonne et détonne encore. Le volume enrichi du Petit Larousse officiellement lancé vendredi compte 150 néologismes, dont beaucoup, beaucoup sont issus des nouvelles technologies : « troll », « flasher », « QR code », « déférencement », « défaçage », « fablab », etc.
Le monde de l’art et de la création culturelle en engendre aussi. On peut dire « arty » (qui se veut artistique) maintenant, mais aussi « cinégénétique » (une image ciné arty), « mook » (magazine + book) et « fanfiction » (un récit de fans).
La cuvée du vocabulaire 2017 comprend aussi « spin-off ». Un drôle de choix. Dans le cas de one-man-show, le dictionnaire propose « seul en scène ». Pour la série dérivée par contre, il maintient « spin-off », déjà en usage dans le français européen.
« What’s in a name ? » demande Juliette au balcon. Spin-off ou série dérivée, ce qui compte, c’est la chose elle-même, à la fois la suite d’une série et une nouvelle série. Cette déclinaison particulière se réalise de plusieurs façons, mais le plus souvent à partir d’un personnage tiré d’une production originale pour lui donner sa propre vie à l’écran ou sur papier, dans les bédés (Les Schtroumpfs, issus de Johan et Pirlouit), les films (la série Star Wars prépare un spin-off autour du pilote Han Solo, et peut-être un autre sur le jedi Obi-Wan Kenobi), les jeux vidéo (les excroissances de Pokémon) ou les séries télé.
Avec les comics et les mangas, c’est là que la pratique a le plus essaimé. La seule télé américaine compte des dizaines et des dizaines d’exemples.
Une radicalisation
« Ce n’est pas un phénomène typiquement télévisuel — on le retrouve déjà dans la littérature populaire, au cinéma, à la radio —, mais la télé a radicalisé ce phénomène », rappelle le professeur Pierre Barrette de l’UQAM, spécialiste de la culture médiatique en général et de la télé en particulier.
Parfois, le spin-off enrichit parallèlement une nouvelle série originale dont la diffusion se poursuit. C’est le cas avec Fear the Walking Dead,qui remonte depuis 2015 aux origines de l’univers de Walking Dead,dont la diffusion se poursuit depuis 2011 sur AMC.

Le plus souvent, le dérivé apparaît une fois la production originale terminée. C’est ainsi que Joey est sorti de Friends et Lou Grant de The Mary Tyler Moore Show, cas rare d’une comédie engendrant une dramatique.
« Le spin-off se matérialise le plus dans les sitcoms, les comédies de situation, explique encore le professeur Barrette. All in the Family a engendré six ou sept productions, dont Archie Bunker’s Place. »
Pourquoi ? Parce que le spin-off table sur la densification et l’étirement d’un univers narratif — ce qu’on appelle un monde — à partir d’un personnage, répond le spécialiste. « C’est character plutôt que story based. Dans la grande majorité des cas, un personnage intéressant fournit la matière pour une nouvelle série. C’est un changement de focalisation, un changement de point de vue sur le même monde. Umberto Eco disait que le principe de la culture populaire consiste à proposer de la différence dans la répétition ou de la répétition dans la différence. »
Une diversification
La diffusion de la troisième saison de Better Call Saul (AMC) qui se termine le mois prochain fournit l’exemple parfait. La série met en scène l’avocat Saul Goodman de la célébrissime production Breaking Bad (2008-2013), souvent classée au sommet des palmarès des meilleures séries de l’histoire de la télé.
Better Call Saul se rapproche aussi de la tendance cinématographique à proposer des antépisodes (prequels n’est pas encore au dictionnaire). Le film Alien : Covenant reproduit en ce moment ce modèle, comme un tas d’autres franchises favorisent le « retour aux origines » ou les suites à la pelle (X-Men, La planète des singes, Star Wars, etc.).
Cette stratégie de la diversification autour d’un noyau dur éprouvé s’explique évidemment dans une logique de surexploitation des franchises. Quand ça marche, les studios comme les éditeurs ont tendance à multiplier les déclinaisons pour tirer le maximum d’un filon profitable.
En 2013 et 2014, sept des dix films les plus populaires aux États-Unis étaient des antépisodes ou des suites. La moitié des budgets consacrés aux films d’aventure ou d’action vont maintenant vers ces répétitions du même.
« Ça coûte tellement cher de commencer une nouvelle série, développer une nouvelle bible, de dénicher des scénaristes capables d’inventer un nouveau monde, et il y a tellement de pilotes qui ne débouchent jamais aux écrans qu’on peut comprendre les producteurs de miser sur des univers déjà testés, dit le professeur Barrette. C’est la logique derrière les suites. »
Une transmédialité
Game of Thrones, série la plus populaire au monde depuis le début de la décennie, achèvera sa vie profitable en ondes cette année à compter du 16 juillet. Pour ne pas euthanasier l’autruche aux oeufs d’or, la chaîne HBO prépare non pas une, ni deux, mais bien cinq productions dérivées.
Les cinq projets ne se réaliseront probablement pas « du moins pas dans l’immédiat », a précisé George R. R. Martin, auteur des romans qui ont engendré Le trône de fer. Il a ajouté qu’il s’agissait moins de spin-off que de « séries héritières » mettant en scène des personnages dont il s’agit d’expliquer les antécédents.
« On peut facilement imaginer qu’il y aura aussi un blockbuster au cinéma, commente M. Barrette. Mais là, on tombe dans la logique du transmédia, qui n’est pas exactement du spin-off. »
Selon le théoricien du phénomène, le professeur Henry Jenkins, le processus de la convergence créé des interactions complexes entre anciens et nouveaux médias. La série des films The Matrix, bientôt relancée, a engendré une bande dessinée, des courts métrages dessinés, des jeux vidéo. Les séries 19-2 ou Les beaux malaises, avec leurs webépisodes secondaires, fournissent des exemples d’ici.
Reste que la recette du spin-off n’a à peu près pas essaimé au Québec. Deux personnages de la série Les hauts et les bas de Sophie Paquin (2006-2009) ont été transférés dans Penthouse 5-0 (2011). Le monde de Charlotte (2000-2004) a donné Un monde à part (2004-2006). Jamais deux sans toi (1977-1980) a été suivi par Les héritiers Duval (1995-1996). Et c’est à peu près tout.
« On se rapproche du spin-off, mais au fond, c’est une suite, dit le professeur Barrette en citant ce dernier cas. Au fond, au Québec, nous ne sommes pas encore dans la logique industrielle de production de la télé américaine. Ce qui s’en rapproche le plus ici, c’est la franchise de Lance et compte. L’auteur Réjean Tremblay a produit des séries, des miniséries, un film et des livres. Mais en général, notre logique de production mise sur l’originalité et la singularité plutôt que sur la répétition. »
Une véritable industrie culturelle
La culture et la série avancent de concert depuis le XIXe siècle. L’essor de la presse à grand tirage dans les années 1830 va vite favoriser le développement du roman-feuilleton, dont la série télé représente un lointain héritier. On y retrouve ce qui fait encore le succès des oeuvres déclinées sur des dizaines, voire des centaines de numéros. Il s’agit déjà d’une production narrative segmentée et sérialisée, favorisant souvent l’intrigue et les effets de surprise, portée par une industrie culturelle vers des masses consommatrices.Alexandre Dumas va construire sa gloire et sa fortune sur ce modèle. Les auteurs anglais vont l’enrichir en traînant les ressorts dramatiques, dont le crime, hors des marges vers le quotidien bourgeois. Cette habitude à dépeindre l’extraordinaire entrée dans l’ordinaire domestique va aussi essaimer jusqu’à nous.
L’âge d’or du roman-feuilleton dure un petit siècle, jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le cinéroman prend ensuite le relais. Mais c’est avec la radio puis la télé que la série va connaître une nouvelle fortune populaire. Au petit écran, cette poussée se fait en trois temps, dans les années 1950-1960, dans les années 1980 et depuis une vingtaine d’années.