Un lion conquérant

Contrairement aux blagues et aux allumettes, les recettes du succès peuvent servir plusieurs fois.
L’an dernier, la compagnie de production torontoise Conquering Lion Pictures (CLP) a frappé un grand coup dans l’univers de la télé canadienne-anglaise avec The Book of Negroes. La diffusion de la minisérie en janvier 2015 a drainé chaque fois en moyenne autour de 1,5 million de téléspectateurs vers la CBC et suscité un tas de recensions critiques favorables.
La création tournée en Afrique du Sud et en Nouvelle-Écosse se retrouve maintenant en nomination pour une douzaine de prix Écrans canadiens distribués demain, dimanche, par l’Académie canadienne du cinéma et de la télévision, avec de bonnes chances de l’emporter dans plusieurs prestigieuses catégories (réalisation, scénario, meilleure production…). Cette odyssée historique, inspirée du livre éponyme de Lawrence Hill, raconte le périple mondial d’Amita Diallo, arrachée à son village africain en 1750, à 11 ans, vendue comme esclave à une plantation de Caroline du Sud, puis affranchie en Nouvelle-Écosse avant de retourner dans son monde d’origine.
Nouveau projet
Le succès encourage la volonté d’en remettre. CLP mise sur le dernier livre de Lawrence Hill, The Illegal, Prix du Gouverneur général, qui domine la liste des succès de vente depuis quelques mois. La fiction raconte l’histoire d’un autre Africain, coureur de marathon, que le mauvais sort transforme en immigrant illégal.
« Nous travaillons avec la même équipe qui a adapté Book of Negroes », explique le producteur Damon D’Oliveira, cofondateur de Conquering Lion Pictures avec le réalisateurClement Virgo. « CBC va encore diffuser la production que Lawrence Hill va coscénariser avec Clement, qui va la diriger. »
Seulement, pour avoir les moyens de cette ambition, CLP a dû se tourner vers l’international. « The Illegal est un projet parfait pour une coproduction puisque l’histoire se déroule dans deux pays inventés, un qui évoque l’Afrique et un autre qui serait en Europe, dit encore le producteur D’Oliveira. Dès le départ, ce projet appelle donc naturellement et sans forcer des partenaires étrangers. Il n’y a rien de mystérieux là-dedans : les partenaires préfèrent participer à des projets qui parlent de leurs propres réalités, qui peuvent être tournées à plusieurs endroits, qui peuvent aussi s’enrichir de différentes réalités. La coproduction est bonne pour la business mais elle est aussi profitable culturellement. »
Il ajoute que la coproduction peut permettre de multiplier « par deux ou trois » le budget d’une série. L’avantage est évident pour un secteur en constantes compressions budgétaires depuis quelques années.
« Cela dit, il n’y a jamais rien de simple en production pour la télé ou le cinéma, dit le producteur de Toronto. Au bout du compte, ce qui fait vendre, c’est ta proposition de base, ton auteur, ton réalisateur, surtout tes comédiens et puis ton histoire. »
Ici comme ailleurs
Josette Normandeau n’en pense pas moins : le secret est dans le sujet porteur. Sa compagnie montréalaise, Idéacom International, réalise environ huit projets sur dix avec des partenaires étrangers. Les documentaires dominent. Idéacom était partie liée de la formidable série Apocalypse la 1re Guerre mondiale. Elle copilote maintenant la réalisation d’une série sur les dauphins qui nécessitera 84 jours de tournage partout sur la planète bleue pour deux heures de films in fine.
« Est-ce que Les pays d’en haut [ICI RC], une très belle série, magnifiquement bien faite, intéresserait les Américains ? demande Mme Normandeau. Est-ce qu’on aurait pu faire cette série en coproduction avec les Américains ? Je ne pense pas. Une série sur les coureurs des bois serait peut-être possible cependant. Je veux dire qu’il y a des sujets universels, même si ils s’inscrivent dans notre histoire. On me présente des idées sans arrêt, mais beaucoup ne peuvent pas attirer des investissements importants. Certaines peuvent par contre être achetées après pour une diffusion. Investir 500 000 $ dans une coproduction et acheter la diffusion d’un film pour 5000 $, ce n’est pas pareil. »
Les contrats de ce genre se signent de plus en plus dans le cadre de marchés professionnels. Le nouveau projet torontois participait aux Drama Series Days de la dernière édition du Festival de cinéma Berlin. Il y a été sélectionné pour le quatrième Forum de coproduction européen qui se tiendra en avril à Paris dans le cadre de Séries Mania, unique festival consacré à la fiction télé.
« Le Forum a été un énorme succès immédiatement, dit au Devoir Laurence Herszberg, directrice fondatrice de Série Mania. Sans le savoir, on répondait à un manque : on arrivait à un moment où la coproduction se développait. Les professionnels se rendaient compte que les publics de toute la planète pouvaient s’intéresser au destin de la première ministre du Danemark [comme dans la série Borgen]. On pouvait s’intéresser à des questions très locales et faire voyager les créations. Ces rencontres sont un formidable creuset de business et d’échanges pour développer des projets en commun. »
L’originalité de Forum est d’organiser les négociations autour d’une quinzaine de projets de séries sélectionnées parmi dix fois plus de dossiers. Les échanges ont permis de lancer la série policière suédoise Jordskott (2015) et la production d’anticipation Trepalium, dont la diffusion vient de débuter en France. « The Illegal a été choisi pour l’originalité de son sujet traitant d’un destin individuel très fort, celui d’un athlète qui court pour sa vie, explique Mme Herszberg. Il y a aussi un côté anticipation et dans la politique. En plus, ce projet montre que les Canadiens cherchent des partenaires européens. C’est plus compliqué avec les Américains. Et derrière, il y a le marché africain, un marché en devenir. »
M. D’Oliveira tempère les attentes autour des débouchés africains. « Le défi vient de l’infrastructure de distribution de la télé, dit le producteur canadien. Nous avons vendu Book of Negroes en Afrique du Sud et dans presque tout le continent, mais avec de petits contrats de distribution satellitaire. Le virage numérique devrait améliorer les choses dans les prochaines années. »
Il accepte toutefois pleinement les compliments sur son attrait comme partenaire. « Les producteurs canadiens sont bien reçus, dit-il. Nous avons un important système de soutien à la production et à la diffusion. Nous avons maintenant des exemples de succès impressionnants, comme la série Vikings, qui se vend très bien dans le monde. En plus, en ce moment, Netflix travaille à la production au Canada de trois ou quatre séries dramatiques qui seront tournées au Canada. »
Fou de Hill
La production en six épisodes The Book of Negroes de la compagnie torontoise Conquering Lion Picture, tournée en Afrique du Sud et au Canada, a été diffusée ici, aux États-Unis et en Europe, jusqu’en France.La série a été diffusée au Québec par Super écran en mai 2015. Le livre de Lawrence Hill qui a inspiré la série a été republié en poche en 2014 aux Éditions de la pleine lune de Montréal.
L’Ontarien Lawrence Hill est un des auteurs les plus appréciés du pays. Multidoué, il a fait ses études en économie à l’Université Laval et en écriture à Baltimore. Excellent coureur de demi-fond, il a été journaliste pour le Globe and Mail et correspondant parlementaire à Ottawa pour le Winnipeg Free Press, avant de tout plaquer pour s’installer en Espagne, où il a écrit le premier de ses neuf romans.