Pluie de prix sur la télé

Grosse soirée pour la télé. Dimanche, tandis que l’Amérique (et une partie du monde) zieutera la distribution des Emmy, le Québec tiendra son trentième gala des Gémeaux. Oserons-nous comparer les deux exercices d’autocongratulations généralisées ? Et pourquoi pas !
Premier constat, à l’évidence, dans les deux cas, et toutes choses restant égales, c’est l’abondance qui est célébrée.
Les centaines de réseaux américains proposent plus de 1500 nouvelles séries de fiction par année, dans tous les genres, pour tous les goûts, dégoûts et égouts. À elle seule, la compagnie Atlas Media tourne des dizaines de pilotes par année. L’industrie québécoise donne beaucoup sans toutefois atteindre ces niveaux de boulimie (et de dilapidation) créatrice.
Se retrouver en nomination jette du velours dans ce contexte de surabondance et de féroce compétition. S’y retrouver plusieurs fois n’en deviendrait que plus admirable, d’un côté comme de l’autre.
Plus du même?
Ici, les positions de tête sont occupées par Les beaux malaises, Nouvelle adresse et Unité 9, la comédie totalisant 18 mentions, la dramatique 17 et la série carcérale 15. Plusieurs autres émissions se démarquent aussi avantageusement : la finale de 19-2 (14 nominations), 30 vies (13), En thérapie (12) et Mensonges (10).
Les effets au sommet se mesurent de toutes sortes de manières. Quatre des cinq comédiens en lice pour le Gémeaux du meilleur acteur de soutien jouent dans Les beaux malaises. Martin Matte et Julie Le Breton, les deux têtes d’affiche de la série, concourent dans la catégorie du meilleur acteur et de la meilleure actrice en comédie. De même, sept acteurs de Nouvelle adresse et autant d’Unité 9 pourraient remporter une statuette.
Franchement, n’est-ce pas un peu exagéré ? Cette concentration souligne aussi un défaut intrinsèque des galas carburant aux vedettes et aux grands réseaux qui finissent trop souvent par encenser les mêmes vedettes et les mêmes productions. Le réseau américain HBO, d’excellente réputation, probablement la meilleure chaîne de télé au monde, entre en course avec une sorte de faveur automatique par rapport à des réseaux moins connus et moins fréquentés par les quelque 17 000 membres des deux organismes qui adoubent les créations, la Television Academy, basée à Los Angeles, et la National Academy of Television Arts Sciences pour le volet technique.
Aux Emmy, la faveur répétée des dernières années a par exemple tellement profité à la comédie Modern Family qu’elle détient un record du plus grand nombre de nominations, alors que de l’avis de plusieurs connaisseurs, elle ne mérite plus la pommade. A contrario, les comédiens de la très dramatique Mad Men n’ont jamais remporté un prix, ce qui pourrait changer cette fois, trois acteurs de la défunte série étant en lice pour leur performance de la dernière et ultime saison. Faut-il vraiment rappeler que The Wire, une des plus fabuleuses séries de l’histoire de la télé, n’a jamais remporté de Emmy ? Shame on you…
Dura lex
Les systèmes de partage demeurent perfectibles et les deux concours se tiennent après des changements apportés au mode de sélection des finalistes et de désignation des gagnants. Les ajustements aux Emmy restent cosmétiques. Il y a maintenant sept finalistes pour certaines catégories au lieu de six.
Les genres se précisent. Une émission de moins de trente minutes devient une « comedy », passé la demi-heure, un « drama ». Et c’est tout. Jusqu’à maintenant, le producteur définissait lui-même le genre de sa série, ce qui avait par exemple fait compétitionner Orange Is the New Black, une série de prison de plus d’une demi-heure l’épisode, dans le groupe des comédies.
Au Québec, au début de la dernière décennie, les frustrations à l’égard du système ont fait imploser l’Académie du cinéma et de la télévision, qui gère les prix Gémeaux. D’habiles et délicates négociations menées par le président Richard Speer permettent le retour en lice des productions de Fabienne Larouche (Aetios), Julie Snyder (Productions J) et de TVA.
Ces ajouts de poids donnent la crédibilité nécessaire à l’exercice. Comme si la télé se ressoudait après d’épuisantes luttes entre les consortiums (Radio-Canada contre Québecor) et leurs vedettes affiliées. L’animation confiée au duo Éric Salvail (Monsieur V) et Véronique Cloutier (Madame Radio-Canada) cristallise la paix retrouvée après une guerre tiède. Elle semble surtout signaler que tout le milieu réalise l’importance de se solidariser devant les profondes mutations en cours.
Révolution
Les tapis rouges, les vedettes, les grandes fêtes ne doivent donc pas faire oublier que la télévision, comme bien d’autres industries de la culture et des communications, entre à son tour en crise. Les disques ne se vendent plus. Le livre peine. Le cinéma cherche son public. Les journaux agonisent. Il est bien normal que la Grande Dématérialisation ébranle la télé.
Aux États-Unis, le paysage télévisuel n’a pas connu de tels bouleversements depuis l’entrée fracassante de la chaîne spécialisée HBO avec sa série The Sopranos (1999). Il a fallu cinq années au gala pour reconnaître la qualité de la production. Maintenant, c’est au tour des pure players à la Netflix de bousculer ce monde avec leurs productions de qualité comme House of Cards.
Le décalage se mesure bien par le calendrier encore et toujours favorable aux réseaux traditionnels. Pour être admissible à un Emmy, une production doit avoir été diffusée au moins à moitié entre le 1er juin 2014 et le 31 mai 2015. Ce qui explique que la deuxième saison de True Detective, apparue cet été, ne soit pas admissible aux prix de 2015.
Ici, il faut rappeler la surprise créée par Mensonges l’an dernier. La production diffusée par AddikTV a été sacrée meilleure série dramatique devant Le gentleman, Toute la vérité, La marraine et Série noire. Cette année, la deuxième saison compétitionne pour dix prix.
Cette réussite enviable signale que les chaînes spécialisées du Québec peuvent à leur tour s’engager dans la production de qualité, comme aux États-Unis, alors qu’ici, le la est encore donné par les réseaux traditionnels, Radio-Canada et TVA en tête. Québecor vient de mobiliser son réseau Club Illico pour la création de Blue Moon, première minisérie originale québécoise « à la Netflix ». Le tournage se poursuit. La diffusion se fera d’un bloc, en ligne. Elle pourrait batailler un 31e gala, en 2016.