Médias - Le show de la réforme

La rentrée des classes se poursuit, l'émission Les Chefs! finit. La grande finale de cette belle et bonne seconde saison gourmande sera présentée lundi soir dans une formule allongée à l'heure et demie. L'école recommence le lendemain. C'est quoi le rapport? Disons la réforme de l'éducation tant controversée et allons-y voir...
En milieu de course cet été, les apprentis cuistots devaient cuire des crêpes. Facile et pas besoin de Ricardo ou Stefano pour foncer toque baissée: farine, oeuf, beurre, lait, sel. Allez hop, ça galope!À l'évidence, plusieurs candidats pourtant très doués dans un tas d'autres techniques ne maîtrisaient pas celle-là, simplissime. Tous ont quand même été obligés d'imaginer une recette à base de crêpe.
Le paradoxe a resurgi quand la consigne a exigé de préparer une omelette, un risotto, des pâtes fraîches. Que des bases de chez basique. Après coup, une fois la «classe» évaluée, l'überchef Daniel Vézina, bardé de savoir, a animé d'instructifs ateliers techniques et synthétiques.
Cette «situation d'apprentissage» illustre une conception de la pédagogie apparentée aux récentes réformes tant critiquées. Le «renouveau pédagogique» au Québec repose fondamentalement sur une sorte de conception épistémologique et psychologique constructiviste. Selon cette vision, le sujet «apprenant» doit construire lui-même son savoir, comme un enfant apprend à manier des catégories fondamentales (disons la causalité) à force d'essais et d'erreurs. Puis le maître vient corriger.
Chacun cherche sa vérité
Dans cette perspective, connaître, c'est construire et reconstruire le réel, seul et collectivement, alors que du point de vue traditionnel le savoir tend vers la vérité inscrite dans un ordre normatif. Dans la pédagogie à l'ancienne, le magister transmet des connaissances sûres et éprouvées, de haut en bas, du maître qui sait vers l'élève qui veut apprendre. Comme le dit la philosophe Hannah Arendt, l'éducation est conservatrice par essence: elle relaie le savoir hérité aux nouvelles générations pour leur permettre de refaire le monde à leur tour. Il faut maîtriser la pâte à crêpe avant de la réinventer...
Dans la pédagogie constructiviste, à la limite, en caricaturant, chacun construit sa réalité et cherche sa vérité. C'est cette idée qui organise l'émission Les Chefs. Chaque fois, à chacun des épisodes, les candidats reçoivent des consignes, des balises, des contraintes, avec lesquelles ils composent pour cuisiner un plat. Ils sont laissés à eux-mêmes. Ils expérimentent.
Certains trouvent des solutions appréciables. D'ailleurs, la structure souple encourage la liberté créatrice. À la fin, le maître vient réajuster les apprentissages en validant ce qui est vrai, en démontrant ce qui est faux. En expliquant pourquoi vaut mieux faire une crêpe ainsi et pas autrement. Cette séquence s'arrime également à la «nouvelle pédagogie». Dans ce cas précis, l'idée fondamentale veut que le vécu, l'expérience concrète et pratique enseignent plus que le seul exposé magistral.
L'exemple de la friture des calmars à l'avant-dernière émission permet de comprendre encore mieux cette conception. La candidate Annie a appris à ses dépens qu'il ne sert à rien de paner deux fois les rondelles de la bestiole. Et encore une fois, les trois juges, hyperdoués, surconnaissants, ont révélé les secrets techniques à la toute fin de l'exercice.
Les compétences transversales
Cette impression de «renouveau pédagogique» se renforce avec beaucoup de points caractéristiques de l'émission. Par exemple avec cette idée d'un apprentissage créatif dans un «contexte authentique», celui d'une cuisine qui ressemble à une vraie, dans laquelle les concepteurs recréent sans cesse des situations «réelles». Une panne de courant par exemple. Ou un client pressé exigeant son assiette immédiatement.
Et puis, dans l'émission comme dans les écoles de la réforme, les tests deviennent des «situations complexes» selon la formule ministérielle. C'est-à-dire que l'examen ne repose pas sur une question appelant une réponse, selon la formule archaïque et millénaire. L'évaluation met plutôt l'élève ou l'apprenti dans une situation concrète exigeant la mobilisation de ses compétences plus ou moins transversales et ses connaissances plus ou moins fondamentales.
L'émission illustre marginalement les mérites comparés du socio-constructivisme. Il a suffi de deux ou trois travaux d'équipe pour donner la leçon concernant la construction sociale du savoir, pour montrer que chacun profite des expériences de l'autre. D'ailleurs, les duos oeuvrant de concert ont écrasé toute concurrence.
On pourrait continuer avec la leçon d'humanité servie par le chef animateur Daniel Vézina, grand maître compatissant. Est-ce vraiment un effet de la réforme? Plutôt une conséquence de la mutation de l'autorité dans nos sociétés qui font s'éloigner les cuisines de l'esprit militaire.
Surtout, l'essentiel de la conclusion concerne ce bête et brutal constat: peu importe l'option pédagogique, ancienne ou renouvelée, les plus doués, les plus allumés, ceux et celles qui ont du talent, qui triment fort pour le cultiver, finissent toujours par s'en tirer. D'ailleurs, les trois candidats encore en lice se démarquaient avantageusement après une ou deux émissions de la réforme. Comme ils auraient probablement bien performé dans une émission à l'ancienne, où on aurait par exemple exigé que les apprentis reproduisent des recettes à l'identique.
Et tout ça ne doit évidemment pas empêcher de déguster la grande finale lundi. Parce que peu importe ses fondements pédagogiques ou épistémologiques, cette émission demeure très agréable à regarder. Et vivement une troisième saison!