Histoire d'écrans - Le téléviseur se transforme radicalement

La télévision va très bien, merci. Mieux que jamais en fait, avec des productions de qualité à tous les étages du goût et un auditoire qui se maintient. La télévision va bien, c'est le téléviseur qui se porte «plutôt mal», mais ce n'est «qu'une histoire d'écrans» a résumé Jérôme Hellio, directeur de tou.tv en lançant il y a quelques jours la deuxième saison de son site de vidéo sur demande.
Ceci explique d'ailleurs un peu, beaucoup, cela.Cette excellente initiative concentre la profonde mutation en cours. En neuf mois seulement, Tou.tv a généré 18 millions de branchements, dont la moitié des adultes de 18 à 35 ans. Le site offre gratuitement des émissions d'une dizaine de diffuseurs et des productions originales, y compris la délicieuse et incisive websérie En audition avec Simon, une des propositions les plus populaires avec les téléséries C.A. et Minuit, le soir.
L'habitude créée par YouTube
La tendance s'accélère. YouTube a habitué la population aux téléchargements. Le guide annuel Médias 2011 d'Infopresse montre que le pourcentage des francophones du Québec utilisant Internet pour regarder la télévision est passé de 8 % en 2008 à 12 % en 2009. En plus, 60 % des utilisateurs d'Internet de 12 à 17 ans au Québec téléchargent des livres, des jeux, des films et de la musique. C'est devenu la principale activité en ligne de cette tranche d'âge.
Il n'y a pas que Tou.tv évidemment. Rien qu'ici, Illico en rajoute, et la chaîne V a son site. L'offre s'avère tellement alléchante qu'on se demande franchement pourquoi continuer à s'abonner à la télévision. «On est vraiment au confluent de mondes qui changent, répond diplomatiquement le directeur Hellio en entrevue au Devoir. On voit que la télé physique et l'ordinateur cherchent des moyens de se rapprocher. Ces mondes se rejoignent.»
Chez M. Hellio, les deux écrans survivent de plein droit, même si ses jeunes enfants ne lui laissent souvent que le temps de consommer la télévision en rattrapage. Le professeur Pierre C. Bélanger, lui, a deux adolescents qui regardent beaucoup la télévision, mais jamais sur un téléviseur.
«Ma famille est installée au Luxembourg depuis un an, et je pense que mes filles ne savent même pas qu'on a la télé à la maison», explique en entrevue téléphonique le spécialiste des technologies de diffusion de l'information, professeur à l'Université d'Ottawa. «Elles regardent tout sur ordinateur. La télévision va donc bien chez nous tandis que son canal de distribution traditionnel est négligé. C'est toujours le même contenu, mais il s'agit maintenant de le répandre le plus largement possible sur le plus grand nombre de plateformes possible. Le numérique multiplie les occasions de distribution. On a déjà de la télé sur les écrans mobiles, et cette tendance va prendre de l'ampleur.»
Le canal de distribution par excellence
Tou.tv aura ses applications pour iPad et iPhone en décembre. Le quart des téléviseurs vendus en 2010 aux États-Unis peuvent déjà fonctionner comme des terminaux d'ordinateurs. Internet devient le canal de distribution par excellence de tous les contenus, avec de très, très gros enjeux financiers.
D'ailleurs, fait observer le professeur, il n'est pas innocent que les nouvelles règles des fonds de financement de la production télévisuelle obligent à créer des dérivés sur le Web, chaque émission ayant maintenant son site. «Le paysage a tellement forcé que le fonds des nouveaux médias du Canada subventionne une création à condition qu'elle ait son diffuseur et qu'elle soit disponible sur une autre plateforme, explique M. Bélanger. Le modèle de 1970 passe par le téléviseur. Le modèle de 2010 est multiplateforme. La logique est intégrée aux structures de financement.»
Seulement, à terme ce nouveau monde va-t-il vraiment profiter à l'ancien? Quebecor crée et diffuse du contenu, y compris à la demande et sur le Net. Illico Web propose des centaines d'heures de contenu par l'intermédiaire de 32 chaînes de télévision (dont TVA et LCN et Super Écran). Les contenus sont accessibles en ligne, partout dans le monde, n'importe quand. Cela n'en menace pas moins les bons vieux magasins de DVD du coin, y compris ceux de la filiale Videotron qui souffle donc le chaud et le froid dans ce dossier.
La dématérialisation à grands pas
Le mois dernier, en moins de 24 heures, ont été annoncées les graves difficultés de la chaîne de location Blockbuster et l'arrivée au pays du service de vidéo sur demande de Nexflix. Les écrans chassent les supports. La dématérialisation de la culture et du divertissement avance encore d'un grand pas.
Pierre Bélanger voit un autre effet pervers de cette intégration globale. Il se demande même si, à terme, le nouveau téléviseur ne va pas se porter beaucoup mieux que la télévision.
«On a tous des télés HD, et bientôt elles seront toutes systématiquement branchées à Internet, dit-il finalement. Wow! Mais ça c'est une mauvaise nouvelle pour Radio-Canada, CTV, V, TVA et toute la gang. La compétition directe de leurs émissions, ce sera dorénavant YouTube, les sites de cinéma, Google.news, les émissions de la BBC, n'importe quoi. Le téléspectateur ne va plus zapper entre 40 ou 400 chaînes: il va surfer sur des millions de sites...»