«Habitat» et «On the Brink»: faire partie du monde à l’heure de l’anthropocène

Rachel Carson, l’autrice du livre Printemps silencieux, a écrit en 1951 que les humains étaient destinés à retourner à la mer par l’imagination. Les artistes Bettina Szabo d’une part, et Alexandre Morin et Jonathan Goulet d’autre part, signent les œuvres chorégraphiques Habitat et On the Brink, visitant chacune à sa manière le monde marin.
Dans la pénombre, un corps allongé au sol, dos tourné au public, bras et jambes en l’air. Un tapis dans une matière grise bordé d’excroissances. Dans Habitat, une créature se livre à toutes sortes de transformations. On pense à un protozoaire, à une anémone, à un hippocampe. La musique, planante avec ses bruits d’eau, amplifie les sensations. La gestuelle est simple, incisive.
Tirant son inspiration du bernard-l’hermite, Bettina Szabo se livre à un rituel sensible. Elle touche le tapis et ce contact suggère des excroissances souples, qu’on a envie de caresser. Elle s’entoure de ce tapis, devenant forme biscornue qui vibre, éclairée de l’intérieur. Porc-épic, cyborg, crustacé qui change de coquille. La musique spatialisée fuse de partout, parcourt notre colonne vertébrale. Cette courte création, aboutie, est une œuvre de proximité. Et si le public était installé tout autour, au lieu d’avoir une perspective frontale ?
Une esthétique de l’anthropocène ?
La deuxième création commence dans l’obscurité, régulièrement interrompue par un flash de lampe-torche qui fait apparaître par images éclair deux silhouettes autour d’une sorte de cratère — celles d’Alexandre Morin et du compositeur Jonathan Goulet, performeur dans On the Brink. Si le texte du programme évoque des coraux et des pieuvres, on pense à quelque chose de lunaire, à une mer du futur, désertée à force de servir de ressource. Au fur et à mesure que la pièce se déploie, cette image s’affine, devenant une mine autour de laquelle s’affairent deux hommes en habits de travail qui répètent en boucle les mêmes mouvements.
À travers ces corps capables, habiles, qui domestiquent le milieu par leurs gestes, cette proposition poétique et sombre semble offrir une métaphore de l’anthropocène, cette notion controversée : l’influence humaine sur l’environnement et le climat est tellement importante qu’elle aurait provoqué le début d’un nouvel âge géologique, intitulé anthropocène. Par moments, On the Brink déplie d’autres corporéités, plus vulnérables, comme autant de désirs de faire corps plus harmonieusement avec l’Univers.
Szabo et Morin font partie d’une nouvelle génération d’artistes de danse portant une grande attention dans leur travail à la vitalité de la matière, au rapport des humains au vivant. Les raisons de cette attention sont probablement multiples : urgence climatique, engagement citoyen et politique et, en général, une tendance saillante chez de nombreux danseurs à remettre en question les séparations entre le corps et l’esprit, la nature et la culture, entre les champs artistiques…
Très différentes, les deux propositions de ce programme intrigant et réussi sont traversées — constamment ou ponctuellement — par l’idée de faire partie du monde. Une autre configuration, permettant au public d’être plus proche des performeurs, de se déplacer éventuellement, pourrait être intéressante. On est curieux de voir les artistes poursuivre leurs recherches, de les voir creuser d’autres corporéités, peut-être moins esthétisantes. Les créatures minuscules, immobiles, impopulaires ou repoussantes composent aussi le monde.