«Carmina Burana»: effet de nombre

Pour leur grande création de la saison, les Grands Ballets canadiens de Montréal (GBC) parient sur la puissance de Carmina Burana (1936), partition archiconnue de Carl Orff. Et pour l’incarner scéniquement, ils misent tout sur le spectaculaire de l’effet de nombre — une denrée rare désormais sur les planches — avec 70 musiciens, et sur scène 40 danseurs animés par Edward Clug, 40 choristes et 3 solistes. Rien de moins. Rien de plus.
Le décor est un énorme anneau gris suspendu. Dessous, cercle humain, les danseurs, tous vêtus de tuniques et de collants rouges ou noirs. L’image a cette teinte futuriste passée — on a pensé une seconde au rituel du film L’âge de cristal (1976) — accentué par les lumières au début déshumanisantes de Marc Parent, qui soutient le côté mécanique de la chorégraphie.
Car Edward Clug, encore davantage ici que dans son Stabat Mater de la première partie, se tient dans l’incarnation à distance de la charge émotive et dramatique, forte, de la musique. Il répond par une lecture chorégraphique formelle simple, essentiellement rythmique, déchargée d’affects. L’impact vient de la démultiplication, de l’effet produit par le grand nombre de danseurs. La beauté naît de voir un geste sur des dizaines de corps répétés et de la plus-value d’énergie que cette accumulation produit. C’est le levier chorégraphique principal qu’utilise le chorégraphe.
Là où le nombre de danseurs en appelait pratiquement à une exploitation de jeux, formes et géométrie dans l’espace, on ne sort pas des cercles et des lignes — croisées, devant / derrière, au mieux un canon. Sur une partition musicale qui, elle, jongle avec moult variations, nuances, complexités formelles et émotives, la réponse physique est de peu d’imagination. Quelques touches d’humour ici et là, dont la moitié tombe à plat, et une lente humanisation qui correspond au dénuement des corps cherchent à enrichir la dramaturgie.

Oui, il y a là la force du grand déploiement ; mais la faiblesse devient évidente devant le désintérêt que provoquent les duos, trios, quatuors : il n’y a là, chorégraphiquement, pas grand-chose à déployer, et la gestuelle ne reprend une valeur que dans l’effet de masse.
Et la finale, qui rattrape à minuit moins une l’émotion, le drame, le lyrisme et l’engagement évités jusque-là consciencieusement, sans cohérence dramaturgique avec ce qui avait été jusque-là construit, est forcée, presque plaquée. Le public en a redemandé, conquis. Ce Carmina Burana est un bon divertissement.
Problèmes de genre
Les mêmes lacunes chorégraphiques touchent, en pire, le Stabat Mater, aussi signé Clug sur la musique de Pergolesi, présenté en première partie. La partition chorégraphique (2013, présentée d’abord aux GBC en 2017) est quelconque. Le choix d’interprétation du livret par le chorégraphe pose rapidement des problèmes de politique de genre.
Le Stabat Mater est, par le chant et le texte, la représentation de la femme qui souffre des fondations mêmes de ce qui serait une identité féminine. Une « représentation unique de la douleur et de la souffrance de la Vierge Marie », selon les mots mêmes des GBC. Sa mise en corps se fait pourtant ici en offrant le meilleur du matériau chorégraphique et la possibilité d’individualité et de « parole », en quelque sorte, aux seuls danseurs hommes, qui polarisent conséquemment l’attention, les regards et captent le coeur de la narration.
Exit l’individualité des danseuses, exit leur force : elles sont présentées, même lors des duos, comme des « filles en série » (selon le concept de Martine Delvaux), remplaçables, mécaniques, les cheveux couverts pour encore moins d’individualisation (la scène du catwalk en est le summum), dans des robes couleur peau, au contraire des hommes qui se défont carrément le chignon, portent la narration et peuvent se lâcher physiquement.
La maternité, essence du Stabat Mater, sujet encore impensé en danse, art exercé encore essentiellement par des femmes, sujet qui mériterait d’être en cet art réfléchi ? Ce n’est qu’une touche d’humour absurde, évacuée rapidement au profit d’images de couple romantique. C’est un choix de l’artiste. Spectateur, on est en droit de le trouver faible. Pour rendre l’expression d’un tel conservatisme pertinente actuellement, il aurait été de mise de la nourrir bien davantage intellectuellement. Ou formellement.