«Inscape» ou les corps du parc-autos

C’est avec Auto-Fiction (2009), quatuor urbain pour trois danseurs et une voiture, que Milan Gervais s’est chorégraphiquement lancée dans l’exploration de l’in situ. « Il y a des voitures partout, partout, qu’on n’est pas censé toucher », nomme la chorégraphe, en se remémorant l’impulsion initiale générée par ces propriétés privées mobiles, massives dans l’espace public. « On s’était demandé ce que ça ferait de s’approprier la voiture, sauter dessus, jouer avec, en explorant les relations qu’on a avec cet objet » quasi mythologique de la société actuelle.
« Ça a été le point de départ d’une manière plus large de regarder l’environnement urbain. » Dix ans plus tard, Mme Gervais fait passer ce regard du bazou au stationnement : dans Inscape, un quintette de danseurs investit trois étages des 21 000 pieds carrés bétonnés du stationnement Ethel, dans Verdun.

« Je me questionne sur ce lieu pensé pour la voiture, cet espace de vide, d’inertie, de stockage », explique autour d’un matinal café celle qui a aussi étudié le design d’événements en ville. Avant elle, François Chaignaud et Théo Mercier ont campé pour Actoral en 2016 leur Radio Vinci Park dans un stationnement à étages fermé du centre-ville. En 2018, Mélanie Demers a transposé pour l’Agora de la danse son Icône Pop dans le parc-autos sous le cinéma Impérial. La démarche de Mme Gervais est plutôt motivée directement par « ces sites et leur potentiel, qui permettent de se questionner par la bande sur la façon dont la ville est construite, avec ses infrastructures lourdes ou souples. Ces espaces qu’on dit publics, créés par le mode de vie urbain, génèrent un type précis d’actions, de chorégraphies, de vécu, en fait. C’est ce qui m’intéresse. Un stationnement à étages, c’est un décor en soi. Qu’est-ce que j’en fais ? » se demande celle qui est attirée par la vastitude, et non par les espaces réduits similaires que pourraient être les ascenseurs, les cages d’escalier ou… les toilettes, par exemple.
Son obsession artistique s’étend aux aéroports et aux viaducs, « lieux construits pour qu’on puisse se projeter et réaliser nos rêves de traverser le temps et l’espace à toute allure, mais qui sont en eux-mêmes tout à fait génériques. Ce serait le même processus, la même méthodologie pour une église, une tour de bureaux, que je vois comme autant de théâtres urbains, tous composés des mêmes éléments, d’une même scénographie, et qui peuvent être investis par une danse qui vient se déposer à l’intérieur ».
Mais ce ne sont pas des théâtres. Y créer et y danser vient avec un lot de contraintes, et pas des plus simples. Défis techniques et d’infrastructure : trouver un stationnement ouvert, pour assurer une qualité de l’air minimal, puisque les créateurs voulaient composer sur le site même. Et encore faut-il trouver un partenaire intéressé, une tâche pas aisée (voir encadré). L’éclairage sera minimal, traficotant les lampes sur place, les colorant, en ajoutant peut-être quelques-unes — « vraiment pas beaucoup, car on a une seule prise de courant, qui fluctue ! Tout est à batterie », s’amuse Mme Gervais. Pour le corps des danseurs, le tout-béton reste mauvais pour les articulations. Et vient aussi la question de la portée : comment écouter et sentir ses partenaires quand ils sont si éloignés ? Comment être ensemble à grande distance, comment projeter ?
Mais c’est artistiquement, tant pour la chorégraphe que ses interprètes, que les contraintes s’accumulent. « On travaille parfois avec des distances de 180 pieds entre le spectateur et le danseur, et on veut être lisible là-dedans… » Se posent donc aussi des questions de cadre, d’orientation ou de division du regard (split focus), de limites, autres que celles qui viennent naturellement dans l’écriture de la danse en studio. « Ça vient avec beaucoup de problématiques d’échelle, de dosage, de volume », souligne Milan Gervais, qui imposent réécriture et transposition, une fois arrivé sur le vrai lieu, par rapport à ce qui avait été pensé ou expérimenté ailleurs.
« Le lieu dicte aussi la composition. C’est un spectacle de danse, conclut la créatrice, conçu comme une visite guidée d’un stationnement, qui permet de voir, étage par étage, comme une ascension, un tableau qui se déploie », chaque tableau explorant une donnée précise. « L’expérience est dans la lignée d’une visite de musée. » Un très, très grand, très gris et très vide musée ; avec cinq corps pour l’habiter.