La danse intégrante de France Geoffroy

Depuis 30 ans, les choses ont bougé, tant du côté des politiques que sur le terrain. «On est à l’ère de l’inclusion et de la diversité, et on le sent», estime la danseuse France Geoffroy.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Depuis 30 ans, les choses ont bougé, tant du côté des politiques que sur le terrain. «On est à l’ère de l’inclusion et de la diversité, et on le sent», estime la danseuse France Geoffroy.

«C’est un projet mégalomane », lance d’emblée la danseuse France Geoffroy. Un spectacle, trois chorégraphes, sept danseurs. Une exposition, avec performance incluse. Une plateforme Internet. Sûrement un livre bientôt. Pourquoi une telle ambition, maintenant ? « J’ai 45 ans. Je sens la fin de ma carrière en danse proche, du fait de mon âge, de mon handicap — je ne veux pas non plus hypothéquer ma vieillesse », indique la directrice et cofondatrice de Corpuscule Danse, première compagnie de création en danse intégrée à naître au Québec en 2000.

Elle-même tétraplégique depuis 1991, Mme Geoffroy est pionnière du genre. « J’ai envie de multiplier les pistes de réflexion autour du corps atypique et autour de la danse intégrée, qui reste une appellation mal-aimée ou incomprise au Québec. En faire un legs, un peu, ne serait-ce que pédagogique, pour les étudiants à la maîtrise en danse par exemple. »

Au coeur de ce projet, un spectacle signé de six mains, à l’Agora de la danse. Deborah Dunn s’inspire du classique film Casablanca pour composer un quintette — une idée de la chorégraphe, France Geoffroy laissant toujours absolue carte blanche à ses créateurs invités. Lucie Grégoire façonne un duo pour Georges-Nicolas Tremblay et Marie-Hélène Bellavance. Benoît Lachambre danse avec France Geoffroy, voix de bouche, de gorge et respirations comprises. Un duo que captera en temps réel la caméra de Marie-Hélène Bellavance. « Sur une scène, je ne me déploie pas de la même façon qu’un danseur bipède. La caméra est intéressante pour capter ça. Elle est installée sur mon fauteuil roulant : on voit les prothèses de Marie, mon fauteuil, c’est beau. Ce ne sont pas les limitations apportées par un handicap qui limitent une création. »

Sur scène passeront sept interprètes, trois avec handicaps. Aucun des chorégraphes n’avait travaillé en danse adaptée auparavant. « Je voulais des chorégraphes de générations et de styles différents, et emmener une brochette d’artistes diversifiée. En plus, il y a la plateforme », quadriptyque.com, qui recense la création du spectacle en vidéo et en notes, et qui propose des textes essayistiques et sensibles sur la danse intégrée, signés par l’ex-critique en danse Aline Apostolska, la répétitrice Sophie Michaud, la dramaturge Katya Montaignac et Mme Geoffroy.

Héros ou zéro

 

« C’est Katya [Montaignac] qui m’a parlé la première du concept du “malaise spectatoriel”, qu’elle nommait autour des spectacles de Raimund Hoghe [nain et bossu] et des interprètes handicapés du Theater Hora [Disabled Theater de Jérôme Bel]. Je me suis dit “Tiens, ce malaise existe encore”. » Le corps handicapé n’est pas un écran neutre, croit Mme Geoffroy, ni dans la vie ni sur scène. « Il y a une émotion inhérente qui naît de la vision du handicap. Je ne sais pas pourquoi, une forme de projection ? La personne handicapée est toujours soit un héros, soit un zéro. C’est vrai qu’on transporte un bagage avec nous. On dirait que les gens qui nous regardent ont du mal à dissocier ce qui appartient au passé, à la blessure, et ce qui appartient au présent. Nous, le matin, quand on se réveille, on n’est pas dans ces enjeux-là. On continue simplement notre vie », souligne l’artiste.

Depuis 30 ans, les choses ont bougé, tant du côté des politiques que sur le terrain. « On est à l’ère de l’inclusion et de la diversité, et on le sent, estime France Geoffroy. Les mesures du Conseil des arts du Canada pour l’art des personnes handicapées et sourdes ont débouché sur des subventions. Ils ont été précurseurs. Là, les conseils des arts de Montréal et des arts et des lettres du Québec sont en train de se munir de politiques semblables. Pour le commun des mortels handicapés, se projeter dans une carrière dans les arts ou en danse demeure très, très difficile, mais maintenant, au moins, c’est plausible. Avant, on disait que j’étais une non-danseuse. Les spectateurs voient que je bouge la tête et les bras. Mais il y a autant de techniques en danse intégrée, pour chacun des handicaps, que chez les danseurs professionnels sans handicaps. Le tabou du handicap est gros comme la planète au Québec. Ici, les danseurs sans handicap ne s’intéressent pas à la danse intégrée, alors qu’en Europe, il y a plein de pros qui suivent ces stages-là. »

Pour compléter ce Quadriptyque, l’exposition Itaï Dôshin [un même coeur dans des corps différents], qui inclut une performance chorégraphiée, À mes yeux c’est similaire, signée Sarah-Ève Grant, jouée les 16 et 23 mai, se tiendra jusqu’au 2 juin à la Maison de la culture Mont-Royal.

« Pour moi, une personne handicapée est un être qui continue d’être expressif », poursuit Mme Geoffroy. « Pourquoi la scène est-elle aussi élitiste ? C’est légitime pour n’importe qui d’être artiste, peu importe sa condition. Ça a commencé par moi et mon désir d’être artiste. Ma réflexion aussi a beaucoup changé au fil du temps. En ce moment, je me questionne même sur le terme de danse intégrée. N’est-ce pas plus une danse intégrante ? » La question est lancée.


Représentation décontractée

À la demande de France Geoffroy, le spectacle du 11 mai sera une « représentation décontractée », une première pour l’Agora de la danse. Tendance née à Londres en 2009 qui intéresse de plus en plus les conseils des arts, dont celui de Montréal, les représentations décontractées (relaxed performances) facilitent l’accès au théâtre aux personnes qui peuvent avoir du mal, physiquement, mentalement ou émotivement, à répondre aux conventions sociales habituelles de « l’étiquette spectacle ». 

Autrement dit ? Si vous avez un syndrome de Gilles de la Tourette, des béquilles, un fauteuil roulant, de l’agoraphobie, si vous devez allez aux toilettes à mi-spectacle et revenir ou si vous êtes parents de très jeunes enfants turbulents, vous êtes les bienvenus, et on vous aidera et vous accueillera, là où en d’autres soirs vous récolteriez peut-être les regards outrés des abonnés.

Des outils sont mis à disposition : un soutien de la part de l’équipe de théâtre, des documents préparatoires avec des repères visuels pour les anxieux ou même la possibilité de faire atténuer les effets sonores ou visuels. Montréal, arts interculturels et l’Espace libre sont des pionniers de ces représentations.

Quadriptyque I-II-III

Chorégraphies de Lucie Grégoire, Benoît Lachambre et Deborah Dunn, dansées par Marie-Hélène Bellavance, Bill Coleman, Joanie Douville, France Geoffroy, Benoît Lachambre, Maxime D.-Pomerleau et Georges-Nicolas Tremblay. À l’Agora de la danse — Édifice Wilder, du 8 au 11 mai.

Itaï Dôshin [un même coeur dans des corps différents]

Exposition de Marzia Pellissier et Marie-Hélène Bellavance, à la Maison de la culture Mont-Royal jusqu’au 2 juin, avec les 16 et 23 mai la performance chorégraphiée de Sarah-Ève Grant, «À mes yeux c’est similaire».



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