Adam Kinner dans les archives de Ludmilla Chiriaeff

Performance de «Suite canadienne, une démonstration», d’Adam Kinner, au Musée d’art de Joliette, février 2019
Photo: Romain Guilbault Performance de «Suite canadienne, une démonstration», d’Adam Kinner, au Musée d’art de Joliette, février 2019

Sur l’écran d’un téléviseur cathodique au Musée des arts de Joliette (MAJ), tourne en boucle la vidéo du premier ballet qui marque la naissance d’une tradition de danse classique au Québec. Suite canadienne de Ludmilla Chiriaeff, télédiffusée en 1958 durant L’heure du concert à Radio-Canada, donne à voir des danseurs déguisés en paysans dans les décors d’une ruralité coloniale fantasmée.

Multipliant les clins d’oeil au folklore des rondes et de la danse en ligne, la pièce propose un portrait type du Québécois et de la Québécoise. La découverte de ce document d’archives représente le point de départ du projet d’Adam Kinner, artiste multidisciplinaire initié à la danse performative dont l’exposition Suite canadienne, une démonstration documente sa recréation libre de l’emblématique ballet.

Intrigué par le fait que l’essor tardif de la danse au Québec, longtemps interdite par l’Église, concorde avec l’arrivée de la télévision et celle de cette femme immigrante d’Europe apportant avec elle son important bagage en danse (Ballets russes, Opéra de Berlin), Adam Kinner lui porte un hommage un tantinet iconoclaste en ce qu’il déconstruit la chorégraphie originale et incite à une relecture critique de l’histoire du ballet au Québec.

« Je vois mon projet comme une célébration servant l’héritage de Ludmilla Chiriaeff, car je la fais revenir [sous les projecteurs] et je montre la grande importance qu’elle a eue pour l’avènement de la danse ici. D’un autre côté, je ne prétends pas qu’il faut se limiter à célébrer cet héritage. Je veux l’examiner et l’approfondir », affirme l’artiste, qui assume une approche « décoloniale » dans la recréation de la pièce de la fondatrice des Grands Ballets canadiens.

Un sentiment nationaliste

 

N’étant pas formé en ballet, Adam Kinner, en danseur néophyte à la technique fragile et profane confronte les standards des codes classiques et aborde les critères normatifs qui rendent une pratique de la danse plus légitime qu’une autre. Il s’agit aussi pour lui de réfléchir à quels corps se trouvent marginalisés ou exclus du prestige des grandes scènes et de « remonter le temps pour regarder pourquoi nous avons privilégié et continuons de privilégier certains choix esthétiques, politiques et culturels quant aux formes qui devraient être valorisées ».

Reprenant le rôle féminin et le costume des paysannes du corps de ballet de Suite canadienne, dans une première étape de son travail, l’artiste a filmé sa performance solo dans des lieux publics symbolisant les pouvoirs administratifs, décisionnels et financiers. Des institutions qui ont directement et indirectement un pouvoir sur les corps au quotidien. « Mon processus m’a aidé à comprendre comment la danse classique opère comme une forme politique et coloniale, et d’observer comment ça s’inscrit jusque dans ses mécanismes », explique l’artiste, tout en rappelant qu’un an après la création de Suite canadienne, Mme Chiriaeff s’est vu demander de présenter sa pièce à la reine Élisabeth dans le but de représenter le Québec. « Il est intéressant de voir comment cette danseuse alors fraîchement immigrée a pris l’identité québécoise comme un problème à résoudre à travers la danse, en performant cette identité. »

Photo: Romain Guilbault

Dans sa nouvelle version de Suite canadienne, un des questionnements centraux était de voir « comment défaire [unpack] cette relation que la danse entretient avec la nation et la notion d’identité nationale. Et pas seulement dans le contexte du Québec, même si c’est un cas intéressant à mon avis. Si l’on demande aux danseurs de représenter une nation d’une manière donnée, de performer une identité, alors ça donne à la danse une agentivité, et je suis curieux de voir jusqu’où on peut aller avec cette agentivité. »

Cette réflexion sur l’instrumentalisation politique de l’art du ballet se matérialise dans l’exposition à travers une série d’archives dénichées dans le fonds de la fondatrice des Grands Ballets canadiens (GBC). Soigneusement sélectionnées, ces photographies prises dans un orphelinat où on formait de jeunes garçons au ballet — la discipline jugée à l’époque trop efféminée connaissant une pénurie de danseurs masculins — sont venues alimenter le processus créatif et ouvrir de nouveaux questionnements. Loin de demeurer figées, ces archives agrémentées d’une lecture personnelle portant sur la transmission, l’autorité, les dynamiques en jeu, les attentes et les symboles nationalistes suivent l’artiste jusque dans son travail en studio.

Déjouer la discipline

 

En résidence au MAJ, Adam Kinner a pu pousser plus loin sa recherche chorégraphique en s’entourant de cinq danseurs ayant renoncé au ballet (Hanako Hoshimi-Caines, Louise Michel Jackson, Kelly Keenan, Justin de Luna et Mulu Tesfu). L’objectif pour eux était de parvenir à construire une pratique de partage dénuée de hiérarchies autour du ballet. « Certains avaient de la difficulté à y retourner, car ils ont encore une relation douloureuse et parfois traumatique à cette stricte discipline. Nous avons utilisé l’hypnose pour accéder à nos premières expériences de formation en danse. Ce qui nous a permis d’approcher le ballet comme un genre dans lequel nous pouvions nous retrouver, avec lequel s’amuser et que nous pouvions nous approprier sans nous laisser affecter négativement. »

Ayant essayé d’impliquer les GBC, l’artiste se désole de ne pas avoir réussi à convaincre la compagnie du sérieux et de la légitimité de son projet. Le fait de travailler sur une lecture des archives de Chiriaeff est un moyen pour lui d’aborder l’histoire de l’institutionnalisation de la danse sous un angle nouveau, sans vouloir pour autant se faire moralisateur ni trouver des acteurs précis à critiquer. « Travailler avec l’histoire me mène à dévoiler une vérité et à montrer qu’on vit tous avec cet héritage [colonial] auquel on doit faire face. Il s’agit de savoir et de se demander ce qu’on veut et ce qu’on doit en faire maintenant. »

Notre journaliste a séjourné à Joliette à l’invitation du MAJ.

Suite canadienne, une démonstration

Exposition d’Adam Kinner. Interprètes : Hanako Hoshimi-Caines, Louise Michel Jackson, Kelly Keenan, Justin de Luna, Mulu Tesfu et Adam Kinner. Au Musée d’art de Joliette jusqu’au 5 mai.