Les transfigurations lumineuses

Il est encore trop rare de voir le travail d’un scénographe présenté comme une oeuvre à part entière, et non comme une simple toile de fond mise au service d’un autre créateur.
La carte blanche accordée par Tangente au concepteur de lumières Cédric Delorme-Bouchard démontre comment une scénographie peut ouvrir des potentiels insoupçonnables, faire germer une danse, magnifier et inscrire de la magie dans des corps et des objets. Exploitant le dispositif de Lamelles, sa première création présentée en mai dernier à l’Usine C, le concepteur a invité les chorégraphes Annie Gagnon, Camille Lacelle-Wilsey et le collectif Castel Blast à se prêter au jeu de la cocréation.
Dans l’obscurité résonne un son lourd et sourd faisant frémir les sièges, tandis qu’un imposant mécanisme vient trancher l’espace en deux d’une ligne lumineuse nette.
Derrière ce mur de lumière dont l’intensité varie et qui scintille se détacheront des apparitions. Dans un premier temps, ce sera la silhouette d’une femme nue au corps atypique. Sous l’oeil délicat de Castel Blast et grâce au truchement des éclairages qui sculptent son corps en mouvement, la performeuse Katia Lévesque se mue en déité. De face, de profil, posant suavement jusqu’au sol sous la douche lumineuse, le pouvoir de la lumière à transfigurer le corps opère magiquement. Ses gestes simples permettent de mettre en valeur l’élasticité et les aspérités de sa chair. Dans les plis et replis de sa peau de démiurge, on croit voir apparaître succinctement des visages, des figures vivantes et des strates de croûte terrestre. À ses côtés, des feux follets s’agitent avant que la silhouette se fonde à nouveau dans l’obscurité.
Sans transition marquée, on entre dans une autre vision mystique avec l’apparition à l’avant-plan d’une structure géométrique en trois dimensions. La danseuse Annie Gagnon saisit le large losange et le fait pivoter lentement, faisant courir des lueurs scintillantes le long des arêtes. À contre-jour, les mouvements anguleux de la danse déployée en déplacement à travers l’espace entrent en correspondance avec les quinconces qui quadrillent subtilement le mur de lumière. En contrepoint, des spirales et volutes de fumée participent à donner de l’envergure et de la densité à ce rituel géométrique où l’on voit des amas de diamants s’incruster et rouler sur la peau. Une proposition chorégraphique où l’ancrage au sol s’inscrit dans un paysage éthéré et où le corps à corps avec l’objet en trois dimensions dessine de belles lignes de fuite.
Du mysticisme au pétillement chatoyant de l’arc-en-ciel, Camille Lacelle-Wilsey et ses interprètes opèrent une réjouissante rupture de registre pour conclure le tout en apothéose. Solo de batterie à l’appui. Quatre interprètes et trois musiciens live viennent dynamiter l’espace. Dans une séquence qui entremêle théâtre physique et danse, on assiste à un chant solennel soutenu par une danse de mains qui semblent avoir une vie à elles seules. À une ronde de nuit, puis un trio propulsé par un même souffle et de loufoques onomatopées. À une ombre qui surgit de nulle part pour agiter des drapeaux rouges et des plumeaux roses. Une façon de clore en beauté cette traversée en trois temps, trois mouvements, dans un chaos scénique festif et salutaire et qui nous colle un sourire sur les lèvres.