Akram Khan donne corps aux damnés de la terre

Dans son solo «XENOS», le chorégraphe et interprète Akram Khan donne corps à un soldat, un danseur de kathak jeté dans l’enfer des tranchées de la Première Guerre mondiale.
Photo: Tristram Kenton Dans son solo «XENOS», le chorégraphe et interprète Akram Khan donne corps à un soldat, un danseur de kathak jeté dans l’enfer des tranchées de la Première Guerre mondiale.

« L’histoire est écrite par ceux qui dominent le monde. On n’apprend pas à l’école que 1,4 million de ressortissants de l’Inde ont dû combattre pour l’Empire britannique pendant la Première Guerre mondiale. En prenant connaissance de leur sort, je me suis senti trahi par l’histoire », indique le chorégraphe Akram Khan. Dans son solo XENOS, il donne corps à l’un de ces soldats, un danseur de kathak jeté dans l’enfer des tranchées.

Akram Khan a toujours aimé conter des histoires dans ses créations. Mais depuis la naissance de ses enfants, il s’attache à incarner les trajectoires des oubliés de l’histoire : « En venant au monde, mes enfants m’ont aussi donné naissance : on comprend qu’on n’est pas le centre du monde, on prend la mesure de son altérité. »

De Prométhée au soldat inconnu

 

De concert avec la dramaturge australo-britannique Ruth Little et l’auteur dramatique canadien Jordan Tannahill, Akram Khan explore dans XENOS le sacrifice des cipayes, ces Indiens de l’époque coloniale contraints de s’enrôler dans une armée occidentale : « Un grand nombre d’entre eux n’étaient pas soldats, beaucoup travaillaient la terre. Certains étaient danseurs à la cour du Nawab [souverain indien]. Soudain, ils se sont retrouvés plongés dans la guerre sur une terre étrangère et sont devenus eux-mêmes xenos [étranger, en grec]. »

Plus précisément, le solo dépeint le traumatisme psychique et physique qui fut celui de ces soldats : « Toute la pièce est ancrée dans le concept d’obusite [shell-shock] », précise Akram Khan. Le terme aujourd’hui inusité d’obusite concernait tous les combattants de la Grande Guerre. Mais dans le cas des cipayes, le sacrifice des survivants tomba en outre dans l’oubli, aussi bien au Royaume-Uni qu’en Inde. Quant aux personnes qui laissèrent leur vie dans le conflit, la plupart de leurs corps ne furent jamais rapatriés.

Au départ, l’idée était d’explorer la mythologie grecque et, en particulier, le mythe de Prométhée : « L’histoire de Prométhée était le coeur de la pièce. Peu à peu, c’est devenu une métaphore dans le périple de ce soldat. Prométhée représente l’empathie, le sacrifice, le don de soi… Les actes mêmes du soldat indien nous rappellent que nous avons tous en nous, en permanence, quelque chose de Prométhée. »

Un danseur dans les tranchées

 

Dans XENOS, Akram Khan incarne un personnage proche de lui : « Je suis un danseur indien classique à la cour du Nawab. La pièce débute par une sorte de souvenir, de rêve. Je me rappelle d’où je viens, de comment je dansais, avant d’être avalé par la guerre. »

La scénographie (Mirella Weingarten et, à l’éclairage, Michael Hulls) propose d’ailleurs une immersion dans une tranchée : « La scénographie est une sorte d’installation. C’est quelque chose de très visuel, comme un tableau de Rothko dans les tons rouges ou un volcan », poursuit Akram Khan.

Photo: Jean-Louis Fernandez

Un concert de musique classique indienne, interprété sur scène par le percussionniste B. C. Manjunath et la vocaliste Aditya Prakash, ouvre la création. Le chorégraphe a également fait appel à la bassiste Nina Harries, à la saxophoniste Tamar Osborn, à la violoniste Clarice Rarity ainsi qu’au compositeur Vincenzo Lamagna, avec qui il avait déjà collaboré à l’occasion de deux créations (Giselle et Until the Lions) : « On voulait créer un paysage sonore qui reflète ce que se remémore le soldat, qui puise aussi bien dans la culture indienne que dans la culture occidentale. » Ainsi, la trame sonore comprend notamment des morceaux de musique indienne, un chant de guerre datant de la Première Guerre mondiale et le Requiem de Mozart.

Tout au long du solo, on entend en voix hors champ le texte écrit par Jordan Tannahill. « Jordan est un auteur incroyable, qui comprend parfaitement le théâtre. Il a d’abord écrit de nombreuses pages, puis s’est attaché à épurer progressivement le texte pour que ce soit le mouvement qui raconte l’histoire. »

Car si Akram Khan s’est adjoint une équipe de choc, les divers éléments de XENOS sont là pour soutenir le langage chorégraphique. Celui-ci se nourrit du kathak cher au chorégraphe, cette danse originaire du nord de l’Inde toute en pieds martelés, spirales, mudras (gestes des mains) et arrêts secs. La gestuelle est très pollinisée par la danse contemporaine et par d’autres univers innervant ce qu’on appelle du travail d’état : « Le kathak, ce sont mes racines, mais j’ai aussi un corps et un vocabulaire contemporains. En grandissant, j’aimais beaucoup Charlie Chaplin, Buster Keaton, Fred Astaire, Michael Jackson… Et tout ça est dans mon corps. Dans XENOS, il y a des moments théâtraux qui sont un peu chaplinesques. »

La danse, vecteur d’empathie

La gestuelle est également imprégnée par l’intention de laisser affleurer l’épuisement mental et physique des corps en guerre : « Après avoir passé tellement de temps dans la boue des tranchées, dans un froid perçant, avec des provisions très maigres, vous êtes peu à peu dépouillés de toute énergie, de tout espoir… L’idée était d’incarner physiquement cette vulnérabilité. Mes collaborateurs et moi-même souhaitions aboutir à quelque chose où je ne serais plus Akram Khan le danseur, mais un corps brisé. »

En venant au monde, mes enfants m’ont aussi donné naissance: on comprend qu’on n’est pas le centre du monde, on prend la mesure de son altérité

Mais XENOS est aussi une remise en question de la montée de la peur de l’autre : « C’est une réaction à ce qui nous arrive aujourd’hui en tant que sociétés et civilisation. On assiste à des phénomènes similaires à ceux ont marqué les débuts de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. »

Le chorégraphe considère ainsi que l’art peut éveiller l’empathie : « Le langage du corps est la manière la plus directe et sincère de communiquer des choses. En général, l’art offre un espace de réflexion et de provocation. Par exemple, plusieurs artistes visuels créent des oeuvres qui incarnent la compassion et l’humilité. Pour ma part, je solliciterai toujours le corps. »

En tournée pendant deux ans, XENOS sera le dernier solo créé et interprété par le chorégraphe, qui rapproche la grande fatigue des soldats des traces laissées par la vie : « Les effets du temps qui passe dans les tranchées, c’est un peu comme dans la vie, dit le chorégraphe, amusé. Au fur et à mesure que je prends de l’âge, je me rends compte que je reçois beaucoup, mais que je perds aussi beaucoup : des proches, de la mémoire, une certaine aisance dans le corps […] Danser me manquera, mais pas la douleur qui vient avec. » Akram Kahn continuera de créer. Il prépare actuellement une pièce de groupe sur la justice environnementale. D’autres histoires, d’autres « damnés de la terre ».

XENOS

Directeur, chorégraphe et interprète : Akram Khan. Au théâtre Maisonneuve du 13 au 16 février. Un atelier de danse tout public aura lieu samedi 16 février à 11 h avec Mavin Khoo, directeur des répétitions de l’Akram Khan Company.