Victor Quijada absorbe les chocs

On rencontre le directeur de Rubberbandance, Victor Quijada, alors qu’il est à mettre la touche finale à sa plus récente création, Vraiment doucement. Après Quotient empirique (2013), un spectacle sur la nature changeante de nos identités, puis Vic’s Mix (2016), un florilège des meilleurs morceaux du répertoire de la compagnie fondée en 2002, le chorégraphe cristallise en ce moment avec dix interprètes et deux musiciens les luttes dans lesquelles sont engagés les habitants du monde.
Né en Californie de parents mexicains, initié à la danse dans les rues de Los Angeles à travers la culture hip-hop avant d’épouser professionnellement le ballet classique, notamment aux Grands Ballets canadiens, Victor Quijada est installé à Montréal depuis 2000. Pour décrire son travail, on parle toujours, forcément, d’un mélange de ballet classique, de danse urbaine et de danse contemporaine, des étiquettes avec lesquelles le créateur semble un peu lassé de devoir composer.
« Ce sont mes influences, reconnaît-il. Il y a dans mes réalisations la grâce du classique, sa délicatesse, sa subtilité, mais c’est continuellement amalgamé avec l’énergie presque agressive du hip-hop, l’esprit de dépassement d’une scène que j’ai connu à une époque où les “batailles” étaient plus spontanées, pas du tout organisées comme elles le sont de nos jours. Je pense d’ailleurs que la compagnie a contribué à ce que les danses de rue soient considérées comme valables au sein des arts de la scène. Aujourd’hui, elles sont même présentes à la télévision à heures de grande écoute. »
Tout en sachant bien que les gens ont besoin de définir un style, de lui accoler des étiquettes, le créateur refuse de concevoir ses pièces comme des assemblages de pas ou de mouvements empruntés ici et là : « Je dirais plutôt qu’il s’agit du fruit d’une seule conscience, la mienne, mais influencée, bien entendu, par différentes cultures et par différents styles. Si j’ai fondé Rubberbandance, c’est justement pour abolir les frontières, sortir des cases, exister hors de toute classification, de manière à pouvoir chorégraphier sans avoir peur de dépasser les limites. »
Ainsi, de tout ce qu’il a réalisé depuis qu’il a donné naissance à sa compagnie, ce dont Quijada est le plus fier, c’est d’être parvenu à systématiser ce qu’on peut dorénavant appeler la méthode Rubberbandance. « Ça m’a pris dix bonnes années avant d’être en mesure de définir mon style, de le nommer, de coder ma technique, mais aussi de déterminer, au-delà des pas et des mouvements, ce que je conçois comme le pourquoi et le comment. Je suis maintenant capable de transmettre ma vision, mon savoir, mes connaissances à travers un entraînement, ce qui facilite grandement l’intégration d’un nouvel interprète à l’équipe, peu importe son bagage initial. »
Une dimension théâtrale
Après avoir à plusieurs reprises investi la Cinquième Salle de la Place des Arts, le groupe prolonge son partenariat avec Danse Danse, mais cette fois dans un lieu plus imposant, le théâtre Maisonneuve. Pour créer Vraiment doucement, le chorégraphe, assisté pour la première fois d’un conseiller dramaturgique, Mathieu Leroux, a d’ailleurs fait appel à des méthodes plutôt théâtrales. « Nous n’avons pas recours à la parole, précise-t-il, mais il y a une certaine partie du travail qui s’apparente à celui de l’acteur. On se demande par exemple ce qu’on veut dire avec un mouvement. On s’interroge sur les intentions. Il arrive même qu’on creuse les origines d’un personnage, son passé, ce qu’il a traversé pour se rendre jusque-là. »
Aux oppressions, aux agressions, à tout ce qui bombarde les êtres humains au quotidien, le spectacle oppose la résilience, la solidarité et le calme. « J’ai vécu beaucoup de chocs culturels dans ma vie, explique Quijada. De graves remises en question identitaires, existentielles. Chaque fois, je pense qu’on a le choix de la manière dont on va réagir. On peut se braquer, lutter contre le changement. Ou alors, s’ouvrir et laisser graduellement une adaptation se faire. Il y a beaucoup de ça dans le spectacle. »

Le chorégraphe Victor Quijada
C’est, vous l’aurez compris, ce qui explique le titre de la pièce : Vraiment doucement (Ever So Slightly, en anglais). « Qu’on le veuille ou non, estime Quijada, qu’ils soient sociaux, idéologiques, politiques ou culturels, les changements ne se réalisent pas en claquant des doigts. Ils se produisent vraiment doucement, selon un lent processus. » Pour le chorégraphe, très à l’aise dans la vitesse et l’intensité, cette prise de conscience a bien entendu des incidences formelles : « Ça me sort de ma zone de confort, ça m’incite notamment à explorer le silence et l’immobilité, ce qui est une très bonne chose. »
Différentes portes
Soucieux de ne pas réduire le sens que les spectateurs pourront prêter à la pièce, le chorégraphe refuse de préciser de quels chocs il est question précisément : « Je dirais qu’on ouvre différentes portes pour observer des réalités diverses. » Quijada évoque le traitement réservé par les États-Unis à la caravane de migrants, mais aussi les 43 étudiants qui ont été portés disparus au Mexique, en 2014, après de terribles affrontements avec la police. « On est préoccupé par la violence des puissants envers les faibles, explique-t-il, par les génocides qui se déroulent en ce moment même sans qu’on lève le petit doigt. »
Cette fois, avec l’expérience qu’il a accumulée, et l’aide d’un conseiller à la dramaturgie, Victor Quijada s’estime apte à cibler son propos comme jamais. « Je me sens capable d’aller plus loin, et même d’avancer dans ces endroits en partie inconnus, des territoires qu’auparavant, c’est-à-dire avant d’être père, avant de ne plus danser et d’être pleinement chorégraphe, j’aurais probablement fuis. »