«Ground»: entrer dans la cadence et ses interstices

Une ligne humaine en sursaut constant qui happe l’oeil du spectateur. Ce même oeil hypnotisé qui se balade d’un individu à un autre, scrutant ceux qui se propulsent du sol pour capter les fluctuations du rebond et ce qu’il crée comme événements dans le corps. C’est le motif principal de Ground, où la chorégraphe Caroline Laurin-Beaucage s’en remet pleinement au pouvoir de l’abstraction. Une oeuvre dont le raffinement se loge dans des multitudes de détails et où le trampoline permet de bâtir un réseau symbiotique.
Assis sur un banc au-dessus de leurs habitacles respectifs, les danseurs répondent à une série de stimuli déclenchés par des sifflements d’oiseaux rythmés comme une horloge et des flashs de lumière. Se figeant d’une position à une autre comme bougeraient certains mammifères (on pense aux écureuils), ils se redressent avec vivacité avant de se planter debout sur les trampolines.
Dans une scénographie à l’esthétique minimale, les contrastes des couleurs prennent toute leur importance. De l’orange pétant et phosphorescent des pantalons contrastant avec le bleu des agrès, jusqu’aux jeux de lumière chromatiques qui ont le pouvoir de faire basculer la perspective et d’apporter magiquement du mouvement sur les interprètes pourtant immobiles. La conception des éclairages, signée David-Alexandre Chabot, évoque brillamment la notion de cycle des jours et des nuits, avec leur éternel recommencement.
Symbiose et ruptures de ton
L’énergie s’amplifie et monte en crescendo tandis que les danseurs se font doucement rebondir, sans que leurs pieds décollent encore de la surface. On observe avec fascination leurs réponses respectives au rebond stationnaire. Une dynamique de pulsation circule des pieds à la tête et provoque une élasticité des muscles du visage. Portant leurs mains sur leurs propres tête, bouche, lèvres, parfois comme pour maintenir le tout en place, ils explorent les transformations que génèrent les soubresauts sur leur corps.
L’atmosphère sonore enveloppante se ponctue de disruptions qui accompagnent les ruptures de ton de la trame chorégraphique. Ces changements de rythme sont calibrés avec grande finesse. La performance des interprètes est bluffante. Une dissociation s’opère entre ce qui se joue dans le haut du corps — propulsions vers l’avant, bras tendus vers le public, poings levés, mains en l’air, pivotements du torse, basculements vers l’arrière, rictus du visage — et le bas avec la cadence régulière des sauts. La singularité de chaque danseur et danseuse se détache dans leur manière d’approcher un même motif en synchronie.
L’oeil du spectateur se colle aux gestes volontairement en décalage qui viennent bellement perturber cette logique du même. Les rythmes frappés par les interprètes à même leur torse et leurs cuisses, portés également par les souffles sur un même tempo, réunifient le groupe. Là est le génie de Ground, qui grâce à une partition aérée autorise des brèches dans l’harmonie du groupe tout en faisant en sorte que tous finissent par se réunifier. On se laisse embarquer dans la cadence et ses interstices sans résistance.