Festival TransAmériques: Jefta Van Dinther, la danse sous la peau

Au début de la pièce, le spectateur est visiteur. Les danseurs, nus, sont totalement exposés, en plein centre, alors que les gradins les entourent, disposés sur quatre côtés.
Photo: Ben Mergelsberg Au début de la pièce, le spectateur est visiteur. Les danseurs, nus, sont totalement exposés, en plein centre, alors que les gradins les entourent, disposés sur quatre côtés.

C’est une invitation à un « théâtre anatomique », comme il le nomme lui-même, « à pénétrer dans une étrange clinique », que lance le chorégraphe germano-suédois Jefta Van Dinther avec Dark Field Analysis. « Microscopie à fond noir » en français : une analyse sous microscope d’une goutte de sang, encore vivante, toute grouillante et mouvante, qui a été une des inspirations du créateur.

« Cette méthode de médecine parallèle permet une analyse qualitative plutôt que quantitative du sang », explique en anglais, en entrevue téléphonique, le créateur, qui retrouve ici l’intimité du duo après quelques compositions plus larges, entre autres pour le Ballet Cullberg. « On voit alors comment le sang bouge, comment il réagit. » Une analyse à laquelle M. Van Dinther s’est livré, et une expérience qui l’a frappé, « par ce feeling de plonger littéralement à l’intérieur de [son] corps, tout en étant observateur ».

C’est de cette expérience très personnelle qu’a germé Dark Field Analysis. Une impression qu’il a cherché à rendre contagieuse. « La pièce a été pensée pour que le public puisse vivre ça aussi », indique le chorégraphe.

Au début, dans cette étrange clinique, le spectateur est visiteur. Les danseurs, nus, sont exposés, en plein centre, alors que les gradins les entourent, disposés sur quatre côtés. Objet du regard-scalpel, centre des attentions. « Mais le spectateur finira par faire un travelling dans son propre corps. Ça nous permet d’expérimenter ensemble des points de vue subjectifs. » Avec ses collaborateurs à la lumière, à la scénographie et au son des dix dernières années — Minna Tikkainen, Cristina Nyffeler et David Kiers —, et que M. Van Dinther considère comme des co-chorégraphes au même titre que ses interprètes, il joue ensuite sur les perceptions. « Les coordonnées se dissolvent, les spectateurs entrent dans un lieu inconnu. »

Pour tout et ne rien dire

 

L’a inspiré aussi le fait de retomber à nouveau amoureux, mais surtout « cette sensation très forte de rencontre, de rencontre à travers les mots, d’une matérialité de la rencontre, réelle, même à travers parfois des propos anodins ». Le texte, la voix, le dialogue, ici, contrairement aux habitudes de création de M. Van Dinther, sont venus avant même le geste, avant la danse. Si le chorégraphe avait déjà tâté de l’usage des mots, jamais il ne s’était autant laissé porté par eux. Et avec la voix sont venus les nécessaires microphones-casques pour les deux interprètes.

« On entend le moindre de leurs souffles, la moindre respiration, la moindre maladresse. Le dispositif fait que ces deux humains semblent complètement exposés. »

La présence, sur ces êtres sinon nus, des micros a ouvert dans la foulée l’idée du corps altéré, des prothèses technologiques, de l’extension-machine, et même de l’inorganique. « C’est un des danseurs qui tenait beaucoup à travailler ces aspects. Nous avons écouté plusieurs films de science-fiction, de la “science-fiction subtile”, comme Under the Skin [de Michel Faber, avec Scarlett Johansson] ou Marjorie Prime [de Michael Almereyda], où les gens peuvent acheter des hologrammes des êtres aimés décédés. Nous nous sommes nourris de toutes ces références, et nous nous sommes mis à jouer avec elles. »

« Je pensais d’abord faire une pièce où le mouvement “accompagnait”, où il était accessoire, en quelque sorte, précise M. Van Dinther. Mais mon travail est habituellement très physique — et cette pièce l’est aussi devenue », apportant avec elle, à cette exploration du synthétique, un côté animal. « Les mouvements sont reconnaissables, familiers tout en demeurant étrangers », dit celui qui aime se bercer au concept de « l’inquiétante étrangeté », de l’« Unheimlich » allemand de Freud.

Depuis longtemps, le chorégraphe s’intéresse aux états de conscience parallèles, pratiquement altérés, comme ceux venus de la méditation, de l’usage des drogues, du sexe. « Mes performances cherchent à faire fondre les frontières de la conscience », avance-t-il. Le créateur cherche également une manière d’aller en profondeur, « de pénétrer le corps, d’aller au-delà — ou au-dedans. Je suis très préoccupé par les territoires inconnus, par ces entrées, par un individu, en des régions qui ne sont pas habituelles, autant physiquement que psychologiquement ou émotivement. »

Jefta Van Dinther entamera sa prochaine création, prévue pour mars 2019, en juillet, mettant en scène quatre femmes, âgées de 40 à 60 ans. « J’ai fait quatre chorégraphies avec seulement des hommes comme interprètes. Là, je rassemble des figures, des mentores, des guides artistiques importantes pour moi au cours des 20 dernières années — et même une de mes patronnes — et je suis curieux de voir ce que cette rencontre-là, dans cette forme-là, va donner. » Il s’attend à toucher à la question de l’âge, et beaucoup à celle de la mémoire, pièce de puzzle importante de l’identité.

Dark Field Analysis

Une chorégraphie de Jefta Van Dinther, avec Juan Pablo Camara et Roger Sala Reyner. Présentée par le Festival TransAmériques, au théâtre Prospero, du 25 au 27 mai.

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