«Eros Journal»: érotisme et funambulisme

Alors que David Pressault avait l’intention d’aborder l’éros sans se cantonner à la sexualité, c’est bien pourtant cet aspect qui nous paraîtra prédominant dans Eros Journal. Le thème pourrait paraître scabreux quand l’heure est encore et toujours à l’hypersexualisation, et que l’actualité est tristement aux scandales d’agressions et d’abus de pouvoir. Cependant, en convoquant stéréotypes et fétiches sur scène, David Pressault et son sextuor livrent une pièce toute en souplesse où s’incarnent les pulsions et fantasmes libidineux. Se faisant, ils parviennent à toucher à la part lumineuse de l’éros dans un équilibre et une rare égalité entre les sexes en scène quand il est question d’érotisme et de devenir miroir des désirs.
Les danseurs communiquent avec efficacité leurs plaisirs à incarner des personnages de l’imaginaire collectif dans un défilé ayant court dans un couloir de lumière encadrant la scène. Sur des trames musicales punchées, de manière circulaire, les entrées et sorties se font devant et derrière un écran où apparaissent les courbes vaginales et phalliques abstraites signées par l’artiste visuel Gareth Bate, collant parfaitement à l’ambiance. Dans cette zone de liberté, apparaissent et se dérobent une panoplie d’images. L’oeil attrape au passage les déhanchements de Kimberley De Jong et Karina Iraola en top-modèle avec leurs fameuses mimiques, les acrobaties en spandex de Dany Desjardins comme dans un show de talent et ses incarnations d’homme-chat, le lip-sync d’Angie Cheng en star de la pop, les hauts talons rouges de Gabriel Painchaud en drag paradoxal et la simplicité de Daniel Soulières en costume et chapeau noir qui jure drôlement avec l’exubérance de ses comparses.
Dans la forme que prend ce défilé, jouant sur l’accumulation des figures pour déjouer et désamorcer les stéréotypes de façon légère, on pense à Make Banana Cry d’Andrew Tay et Stephen Thompson, vu au MAI l’année passée. L’effet d’inattendu captive alors qu’entrent en jeu des accessoires et costumes incongrus, dont de petites perles comme la robe balloune en forme de pis de vache qu’Angie Cheng fait trembloter et l’apparition de Kimberley De Jong et ses chants de sirène au-delà du quatrième mur dans une grande proximité avec certains spectateurs.
Succédant à la dynamique du cat-walk, les solos, duos et corps à corps évoluent équilibrés, mais comme sur un fil. Au-dessus des tableaux d’étreintes et de luttes sensuelles planent les rapports de pouvoir : de maître ou maîtresse à esclave, de dominant à soumis, de celui ou celle qui contrôle à celui ou celle qui lâche prise. Les rôles s’inversent, se renversent et s’interchangent alors que le consentement a toujours le dernier mot. La tendresse inscrite à même les gestes tue dans l’oeuf tout élan de brutalité.
Alors qu’on plonge dans l’oeuvre, peu à peu Eros Journal gagne en complexité et en nuances. Dans une des séquences finales, l’image de deux êtres qui s’appuient l’un sur l’autre pour pouvoir mieux avancer ensemble capte l’attention : sorte de métaphore du couple, à mille lieues des dynamiques rabâchées de l’amour-haine et de l’aliénation, offrant une vision de rapport d’entraide et de soutien mutuel, d’amour dans l’acceptation d’autrui, au-delà de la sexualité et de la pression orientée vers l’autre pour le transformer en son objet de désir.
Bien sûr, dans cette mouvance d’aborder l’amour, les désirs et la sexualité en scène, on aura vu des démarches aller plus loin pour déjouer la lourdeur des carcans. Des approches plus osées et inédites — on pense notamment au Flamand Pieter Ampe et à la Danoise Mette Ingvartsen —, mais ça n’enlève rien à la pertinence d’Eros Journal et au plaisir mêlé de réflexions qui cheminent de la scène jusqu’au siège du spectateur assis dans le noir, doucement, très doucement provoqué, jamais jusqu’au malaise.