Terra Cognita

«Tierra» est une pièce chorégraphique, très léchée, très finie pour Danse-Cité et en grande part honnête face à ses intentions, mais qui nous pose en terra bien cognita.
Photo: Pedro Ruiz Le Devoir «Tierra» est une pièce chorégraphique, très léchée, très finie pour Danse-Cité et en grande part honnête face à ses intentions, mais qui nous pose en terra bien cognita.

Pour clore son 35e anniversaire, le producteur Danse-Cité s’est offert Ginette Laurin. L’ex-chorégraphe d’O Vertigo, en période avouée de transition, signe ici à quatre mains Tierra avec le danseur et chorégraphe flamand Jens van Daele. Un balancier entre passé et désir de renouveau, liens et séparation, gestes et terres connus ou nouveaux.

Sur un rond tapis de danse, que l’éclairage transforme deçà delà en granuleux sol lunaire, cinq femmes exposent énergiquement leurs drames et batailles. Elles sont toutes de noir vêtues, sexy — épaules, décolletés ou jambes dévoilés —, leurs longs cheveux suivant le mouvement ou claquant dans l’espace. Des unissons très frontaux de ligne décomposée et recomposée succèdent à des solos et duos, et à des moments de groupe, les plus réussis, où s’accumulent différentes poses parlantes (baiser, main au corps, prises d’un bras), enchaînées dans une fluidité qui n’exclut pas les accents physiques.

Dans cette création collective, on ne devine pas — et c’est un succès — qui a signé quoi, qui a généré quel matériel (interprètes inclus). La pièce est cohérente en ton, gestes, textures, et dans la création d’univers.

Tierra parle de l’effet papillon, de l’influence de l’un sur une meute, sur un tout ; des impacts et réverbérations de l’acte individuel sur l’autre ou un groupe. Le geste comme l’ambiance sont marqués d’un dramatisme qui devient lourd — par instants caricatural, lors de ces suffocations, ou de ce hurlement pas assez physiquement ancré —, accentué par les décibels, l’intensité musicale, et l’intensité physique et émotive. Il est difficile d’être empathique envers cette accumulation de tragédies qui semblent autogénérées, dont on ne saisit pas la source. Pas d’humour ici. Pas de place pour le doute ou l’incertitude humains dans cette machine chorégraphique.

Ginette Laurin, en entrevue plus tôt cette semaine au Devoir, parlait d’une pièce sur « les liens, même invisibles, qui nous relient », aux choses, aux autres, à l’univers même. Étrangement, la jeunesse scénique des danseuses, qui fait que leurs transitions sont un peu trop souvent trop peu nourries, nuit à l’incarnation de ce thème — la transition, c’est littéralement le lien, d’un geste à l’autre, d’une phrase à l’autre… —, comme les présences un chouïa trop affectées.

Les musiciens, en live aux côtés du cercle de danse, scénographiquement en sourdine, habitent au contraire pleinement et tout naturellement ce thème, par leur physicalité naturelle, efficace, son impact sonore démesuré, mais surtout par l’attention réelle, non théâtrale, qu’ils portent l’un à l’autre, à leurs instruments, aux danseuses, à leur musique, dans une circulation constante.

On peut aussi se demander quelle éthique porte une pièce qui veut s’attarder aux liens invisibles tout en demeurant performative, dans une exposition théâtrale traditionnelle, qui fait que tout communique et irradie unilatéralement de la scène à la salle. Est-ce là un lien, réel, ou un sens unique ?

Tierra est une pièce chorégraphique, très léchée, très finie pour Danse-Cité — qui sert plus souvent de banc d’essai, avec les flous que cela comporte —, et en grande part honnête face à ses intentions, mais qui nous pose en terra bien cognita.

Tierra

Une chorégraphie de Ginette Laurin et Jens van Daele, interprétée par Audrey Bergeron, Patricia van Deutekom, Elaine Gadet, Naomi Schwarz, Merle Schiebergen, et à la musique «live» Richard van Kruysdijk et Charles Duquette. Présenté par Danse-Cité. À la Cinquième Salle, jusqu’au 29 avril.

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