Akram Khan et les figures de l’ombre du Mahabharata

« Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur », écrit Karthika Naïr en exergue d’Until the Lions : Echoes of the Mahabharata (Harper Collins India). Dans cet ouvrage, la poète indienne propose une relecture de la grande épopée en se centrant sur ses personnages féminins, « lionnes » laissées-pour-compte, dont les conteurs chantent rarement les louanges. Dans sa dernière création, Akram Khan s’inspire directement de cette relecture féministe du Mahabharata, récit mythique ayant bercé son enfance.
Né à Londres de parents bangladais, très jeune, le danseur a été exposé à ce texte millénaire dont l’action remonte à une ère préchrétienne où cohabiteraient les hommes et les divinités de l’hindouisme. À l’âge de 13 ans, Akram Khan prendra d’ailleurs part à la célèbre mise en scène de Peter Brook. Depuis, les motifs et la philosophie du Mahabharata ont continuellement habité les créations du chorégraphe (Ronin, Vertical Road, DESH) aujourd’hui internationalement consacré.
« L’Histoire est souvent écrite par les vainqueurs, rarement par les vaincus », affirme le chorégraphe à l’autre bout du fil. Les vaincues du Mahabharata, ce sont ces femmes restées dans l’ombre des héros masculins glorifiés à travers les temps. Père d’une petite fille, le danseur de 41 ans a été interpellé par les rôles assignés aux femmes dans ce récit fondateur de la culture indienne : « Ma mère a toujours été une fervente féministe et j’ai grandi proche de ses valeurs. Mais c’est surtout après la naissance de ma fille que j’ai ressenti le besoin d’entrevoir ce monde selon une perspective féminine. » Un point de vue qui lui paraît essentiel, surtout à l’heure où il désire transmettre les légendes du Mahabharata à sa fille.
Until the Lions est donc né du besoin de réhabiliter l’histoire d’Amba, jeune princesse enlevée le jour de ses noces et offerte en mariage à un autre homme. Celle dont le destin a été volé défiera la condition assignée à son sexe pour mieux se venger de son ravisseur, Bheeshma (incarné par le chorégraphe sur scène). L’artiste resserre l’histoire autour de cette héroïne dépeinte de manière négative dans les narrations traditionnelles : « J’ai toujours été fascinée par Amba. C’est un personnage traité très injustement et souvent montré sous un jour négatif parce qu’elle se confronte au mâle alpha et remet en question son pouvoir. Pourtant, si on y regarde de plus près, elle ne fait que se battre pour ses droits et pour que justice lui soit rendue », explique le chorégraphe.
Brouillage des frontières
Dans cette relecture moderne de la légende d’Amba, il partage la scène avec deux interprètes, Ching-Ying Chien et Christine Joy Ritter, ainsi qu’un groupe de musicien. À travers le kathak, danse traditionnelle de l’Inde — présente depuis toujours dans son bagage chorégraphique et son esthétique —, il souhaite explorer la notion et l’expression physique des genres, et mieux brouiller les frontières entre le féminin et le masculin.
A-t-il l’impression d’avoir touché à un tabou culturel en plaçant cette femme au centre de la narration et en transgressant les normes assignées aux genres ? « Encore aujourd’hui, autant en Orient qu’en Occident, nous vivons dans un monde où le mâle alpha prédomine, répond-il. Les poèmes de Karthika Naïr reflètent comment les femmes ont longtemps été, et sont toujours perçues, dans les sociétés orientales. Je pense que nous devons mesurer et examiner les dangers qui découlent des sociétés inégalitaires [imbalanced]. Mais on ne peut pas non plus prétendre que l’Occident soit complètement neutre. Bien sûr, il y a toujours pire ailleurs, mais je pense qu’Until the Lions présente une réflexion qui s’adresse à toutes les cultures. Partout, les inégalités entre les sexes sont profondément présentes et ancrées. »
Réputé pour ses talents de conteurs, Akram Khan conçoit la danse avant tout comme une manière de partager et de transmettre des histoires : « Mon travail n’est jamais littéral, parfois assez abstrait. Il y a surtout une profondeur d’intention dans les gestes. J’essaie d’aller à l’essentiel, de capturer l’essence de cette histoire qui se résume à l’enlèvement, à la trahison et à la revanche de cette femme. »
Composée à l’origine pour la scène circulaire du théâtre londonien Roundhouse, il lui a fallu aborder cette pièce à 360 degrés et sans coulisses : « C’était un grand défi, mais aussi une façon idéale d’approcher la matière du Mahabharata en revenant aux sources d’une tradition ancienne, celle des théâtres antiques. Cela m’évoque aussi l’image d’individus regroupés en cercle autour du feu, endroit où se transmettaient les histoires. » À Montréal, Until the Lions prendra place sur la scène de la Tohu, membre du Réseau 360°.