50 Margie Gillis, un peu partout dans le monde

«Projet Héritage», de Margie Gillis, permet à la danseuse de léguer une part de ce qu’elle a construit et compris au cours de sa remarquable carrière.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir «Projet Héritage», de Margie Gillis, permet à la danseuse de léguer une part de ce qu’elle a construit et compris au cours de sa remarquable carrière.

Que restera-t-il lorsque la soliste et chorégraphe étoile Margie Gillis, 63 ans, ne pourra plus danser ? Il restera 50 danseurs — femmes et hommes, jeunes ou matures —, un peu partout dans le monde, qui sauront danser ses solos, enseigner à sa manière, transmettre sa philosophie ou travailler, par la danse, à la transformation de conflits. Projet Héritage, de Margie Gillis, qui inclut parmi ses étapes un spectacle ce soir et demain, permet à la danseuse de léguer une part de ce qu’elle a construit et compris au cours de sa remarquable carrière.

Au moment où Le Devoir se glissait discrètement, vendredi dernier, dans le tout petit studio G de la Place des Arts, Margie Gillis se faisait coiffeuse. Debout devant le large miroir de danse, elle parachevait le chignon d’une Susie Paulson assise et attentive, soulignant la beauté des mèches tombantes, la façon dont le noeud lâche adoucissait la courbe de la tête, dont le dégagement du visage permettait à la lumière de venir s’attacher à la peau de la jeune danseuse.

Car Margie Gillis, dans son nouveau projet, ne transmet pas seulement des gestes, ni une partition chorégraphique. Elle s’attarde autant aux détails (cheveux, costumes, minutage des lumières ou des noirs) qu’à l’essence (convoquer du bassin le désir de danser, arriver à une transmission claire et vraie des émotions, trouver les manières pour que chaque solo redevienne unique, propre au nouveau danseur qui l’incarne, plutôt qu’un calque de ce qu’elle faisait, afin que la matière reste pleinement humaine), sans oublier le plan large (comment être ensemble dans un studio, comment se soutenir et se propulser les uns et les autres, comment créer, finalement, une communauté).

« On s’attarde à distinguer, par exemple, la critique du discernement, pour arriver à pratiquer davantage le discernement, précise Margie Gillis. C’est particulièrement nécessaire quand on touche à des univers féminins. » Et comment fait-on cela ? « Par la curiosité, répond-elle du tac au tac, par la curiosité et l’empathie, afin de chercher ainsi à comprendre ce qu’on ne comprend pas ou ce qui nous fait réagir négativement. On apprend alors à connaître de mieux en mieux nos limites et nos frontières, à réagir, sans avoir à saigner. »

  

50 héritiers

Le spectacle marque le lancement du projet. Comment se déploiera-t-il ? « Ça dépend de l’énergie et des sous qu’on trouvera pour poursuivre, indique Mme Gillis. Mais nous voulons continuer à travailler sur les pièces, la philosophie, le mentorat, l’enseignement, la résolution de conflits, avec les 50 danseurs du projet », qui viennent essentiellement du Canada et des États-Unis.

Les dix danseurs du spectacle revenant peu à peu de leur pause mettent fin à la conversation, qui grignotant des pommes, qui partageant ses macarons à la noix de coco, dans une ambiance carrément familiale. Le violoncelle d’Eric, qui jouera en live pour le solo de Mme Gillis elle-même, git sur le côté, comme le tabouret qui sert de décor à Blue, le solo que reprend Mme Paulson, et qui se dansera en silence, puisque les Ballets jazz de Montréal n’ont pas permis, pouvoir de l’exclusivité, que le Famous Blue Raincoat de Leonard Cohen sur lequel a été créée cette pièce soit diffusé.

L’enchaînement des solos, répétition pour le spectacle, débute, et il suffit souvent d’à peine une seconde pour que la charge de souvenirs qu’ont laissés ces petites pièces vues et revues, dans de grandes salles, des maisons de la culture ou au Théâtre de Verdure du parc La Fontaine, remonte. Revoilà Bloom (1989) et cette femme pleine de désir, coquine et frondeuse, amusante, sur un texte de James Joyce. Revoilà cette oie engluée, semble-t-il, dans du pétrole, cette femme dont la folie dans la solitude émerge, et dont seuls les bras se dévoilent et se débattent (Loon, 1999). Revoilà la touchante diagonale de ce petit animal humain de Little Animal (1986), reprise, pourquoi pas ? par un homme. Ici, dix solos côte à côte, pour un crachant Broken English (1980), où les corps scandent le What Are You Fighting For ? du refrain.

Et revoilà Margie Gillis qui danse, elle aussi. Si le corps est plus lent — et on a besoin de voir davantage de corps plus lents, matures, sur les scènes… —, l’émotion est toujours chez elle aussi vivante, transparente tant elle est claire et transmissible. Car la force de Gillis tient presque entièrement dans un pouvoir d’expressivité non pas surhumain, mais trop humain ; dans la charge de solos qu’elle se taillait sur mesure, à même ce qui la faisait vibrer. Projet Héritage est magnifique, par ses valeurs autant que son geste ; les disciples de Gillis sont excellents, et cette occasion saura certes les propulser vers une danse plus grande. Mais on ne peut que verser une larme en constatant aussi ce qui se perd en chemin dans cette magnifique transmission ; ce qui était, est et restera dans nos mémoires de spectateurs absolument unique à Margie Gillis. Les danseurs de Projet Héritage deviendront-ils à leur tour des étoiles ? Peut-on apprendre à le devenir ? Souhaitons-le, en laissant le temps faire son oeuvre, en laissant ce savoir encore neuf germer et s’épanouir dans ces corps héritiers. Et allons voir aussi, encore, Margie Gillis danser, comme elle le fait, à nulle autre pareille. Irremplaçable.


Transformation de conflits

Margie Gillis travaille également depuis des années en résolution de conflits, une part de sa carrière moins connue. « Nous parlons plutôt de transformation de conflits, et j’adore ce nouveau terme, puisque les conflits font et feront toujours partie de la vie, que rien ne sert de chercher à les éradiquer, et qu’ils vont se transformer plus souvent que se résoudre entièrement. On peut changer la perspective, le contexte, faire glisser l’énergie dans une autre direction ou une autre dynamique, faire glisser les circonstances afin que de la santé puisse en naître. »

Toute la philosophie de sa danse est axée sur la résolution de problèmes et la curiosité, indique la chorégraphe et interprète. Et c’est dans une classe pour adolescents, à Drummondville, elle s’en souvient clairement, qu’elle a commencé en enseignement à développer une méthode. « Les garçons, on le voyait, étaient très en colère, frustrés, emplis de testostérone, apeurés par leur propre puissance, par sa possible explosion. Et la classe comprenait aussi plusieurs filles, plutôt petites, menues, presque fragiles. J’ai commencé à développer ces exercices physiques pour que les garçons puissent comprendre, concrètement, comment utiliser leur puissance, la suivre, ce qui leur a donné la possibilité de la nuancer. »

Un exemple concret ? En duo, chacun cherche à bouger « dans l’espace où l’autre n’est pas » ; en restant en relation, toujours indirectement, en occupant les espaces négatifs, chacun peut y aller de sa propre énergie. Et cette colère ensuite peut être utilisée, c’est une grande énergie. Un immeuble à démolir ? « Ce serait merveilleux de pouvoir lâcher la colère et la puissance refoulées », indique Mme Gillis. Et quand on sait la grâce avec laquelle l’artiste accueille — le terme est choisi… — les contrecoups, que ce soit lors d’une entrevue très hostile à Sun News ou lors de la dépossession de la musique d’un de ses solos, on ne peut qu’accorder crédit à sa théorie.

Projet Héritage/Legacy Project

De Margie Gillis Avec Adam Barruch, Marc Daigle, Caitlin Griffin, Ruth Levin, Lucy May, Troy Ogilvie, Susie Paulson, Neil Sochasky et Margie Gillis À la Cinquième Salle de la Place des Arts, les 6 et 7 mars



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