Je danse, tu me suis: un air passé?

Les changements de rôle se font naturellement lors de l’apprentissage des danses, on peut voir deux femmes ou deux hommes s’aider à comprendre.
Photo: Photos Pedro Ruiz Le Devoir Les changements de rôle se font naturellement lors de l’apprentissage des danses, on peut voir deux femmes ou deux hommes s’aider à comprendre.

« Les danses sociales [dites ballroom dancing] latines classiques ne proposent pas seulement des structures chorégraphiques, mais toute une manière de penser qui véhicule les valeurs de leurs époques, analyse le danseur professionnel Trevor Copp dans une conférence TedTalk signée avec Jeff Fox. Demeure une chose : l’homme dirige, la femme suit. Toujours. »

Ce qui n’est pas seulement une école des genres, insistent les deux professeurs, chorégraphes et danseurs, mais un lieu où on apprend carrément une idée de ce que c’est qu’être femme ou qu’être homme. Parce qu’on est en 2016, est-ce qu’en salsa, rumba, valse ou tango les femmes pourraient, ne serait-ce qu’un temps, diriger les pas ? Et les hommes goûter à la disponibilité et à la profonde écoute qu’exige le fait de suivre, sur un rythme, abandonnés ?

De quoi ça parle?

 

Comme collègues et partenaires, Copp et Fox avaient pris il y a longtemps l’habitude de danser ensemble, pour pratiquer, en changeant les rôles afin de « prendre un break d’être toujours le leader ». Puis, par le biais d’un regard venu du théâtre, ils se sont mis à questionner ce que met en scène la danse sociale, que ce soit dans les compétitions professionnelles ou avec sa renaissance à la télévision par les Dancing with the Stars, So You Think You Can Dance et autres Dieux de la danse.

Photo: Pedro Ruiz Le Devoir Les changements de rôle se font naturellement lors de l’apprentissage des danses, on peut voir deux femmes ou deux hommes s’aider à comprendre.

Ils avaient déjà discuté amplement de ce qui fait que la salsa fonctionne différemment de la plus compétitive rumba ou du tango qui voyage et se déplace autrement que la valse. Mais les discussions sur le fait qu’en danse sociale les couples sont pratiquement toujours blancs (« Essayez de trouver des latinos en danse latine », lance Trevor Copp comme un défi, « plutôt que des Russes au bronzage en spray »), toujours un homme/une femme, jamais avec une femme plus grande, jamais avec un homme qui semble fragile, elles, sont extrêmement rares. « Mon background est en théâtre, précise monsieur Copp en entrevue téléphonique avec Le Devoir. J’ai été formé à cette idée que tout ce qui se passe sur scène est symbolique. Alors dès mes débuts en danse sociale, j’ai eu des doutes que je ne pourrais pas tout défendre. »

Jeff Fox poursuit : « En théâtre, si tu choisis de faire quelque chose sur scène, c’est pour une raison claire, pour dire quelque chose. Quand on se met à penser ainsi, on devient très critique de ce qu’on fait. » C’est en travaillant avec une dramaturge, pour leur spectacle, que les deux hommes ont cristallisé leurs réflexions.

Des pas d’aujourd’hui

« Si on traduisait ce qui se passe dans une danse sociale en conversation, nous serions incapables socialement de défendre le résultat : l’homme commande, la femme réagit », réfléchit en conférence Trevor Copp. Pour lui, la danse sociale est une relique. « Sans la mettre à la poubelle, il faut savoir que c’est du passé. Comme Shakespeare : on le respecte, on le fait revivre, on le revisite. Super. Mais c’est de l’histoire ! Ça ne représente pas ce qu’on pense aujourd’hui ! »

Au coeur de la danse sociale, l’important, c’est qu’une personne dirige et que l’autre suive. « La physique du mouvement se contrefout des questions de genre », des hommes ou des femmes, avance M. Fox.

Mais la société, elle, ne s’en contrefout pas. Prenons simplement la belle finale classique, où une femme se retrouve cambrée, poitrine et coeur offerts au ciel et au partenaire, supportée par ses bras vaillants. Inversons la situation : la même posture, où un homme se retrouverait ainsi porté, semble étrange à nos yeux. Moins belle, peut-être. Et si on y voit deux femmes ? C’est sexy, juste un chouïa décalé.

Afin de pratiquer nos yeux et leurs pas, les deux hommes proposent un changement de leader quand ils dansent et enseignent, selon la volonté de l’un ou l’autre partenaire. Ce concept, qu’ils ont nommé « liquid lead », permet de donner, céder ou prendre la direction de la danse. « Quand tu diriges, tu es responsable, explique Jeff Fox. Tu joues aux échecs, en quelque sorte. Alors que si tu suis, il faut savoir mettre ce cerveau stratégique en veille. » En se permettant d’être guidé, Trevor Copp a compris « à quel point la danse n’a pas à tant venir du cerveau. Elle peut être complètement incarnée, entièrement dans le moment présent. Quand on dirige, c’est plus cérébral. »

Photo: Pedro Ruiz Le Devoir Les changements de rôle se font pourtant naturellement lors de l’apprentissage des danses. On peut voir des couples changer de rôle.

Ces changements de rôle se font pourtant naturellement lors de l’apprentissage des danses. Les milieux — salsa, tango, compétition — sont très différents, et ont tous leur propre culture. Mais en fin de soirée, en bordure du plancher de danse, partout on voit deux femmes ou deux hommes s’aider à comprendre ; ou des couples changer de rôle puisque « pour être un bon leader, tu dois être capable de bien suivre, indique Jeff Fox. Il faut avoir conscience du temps nécessaire au déploiement [des pas et de l’énergie] », et non pas enchaîner les commandes en rafale. « En fait, on tente d’emmener sur la scène ce qui s’y passe naturellement en bordure, car ça nous semble important, et légitime », rajoute M. Copp.

Le luxe de questionner

 

Alida Esmail, qui oeuvre aussi en danse contemporaine et en bharatanatyam, a assisté à la naissance de la réflexion et du concept de liquid lead en tant que partenaire et étudiante de Trevor Copp. Mais à Montréal, où elle a déménagé, elle ne trouve pas de résonances à ces préoccupations. « C’est déjà un défi de simplement trouver un partenaire de danse, explique-t-elle. Parce qu’il y a plus de femmes que d’hommes, déjà, mais aussi parce qu’il faut considérer plusieurs autres critères : le niveau technique, les tailles respectives, le temps disponible, les objectifs, les âges si on vise la compétition… Je ne peux pas vraiment rajouter un “hé, je cherche quelqu’un qui veut questionner les rôles traditionnels et les genres !” » Elle croit pourtant que le liquid lead ouvre des possibilités de changements pour la danse même.

Est-ce que tout ça ne reste pas une question féministe ? Ou queer ? « Je ne crois pas, répond M. Fox, parce que ça concerne tous ceux qui n’ont pas envie de répondre à une définition écrite ni à un rôle prescrit. »

Son collègue renchérit : « C’est une façon de partager les prises de décision, l’abandon : c’est bon pour tout le monde. » L’homme aimerait même faire tomber d’autres barrières. « Il y a très, très peu de dialogue entre la danse sociale et la danse contemporaine. Quand voit-on une superbe valse faite par un danseur qui travaille aux Grands Ballets ? Jamais ! On pourrait tellement apprendre en brouillant les frontières. » Et la danse sociale, poursuit-il, demeure plus compétitive qu’inventive.

C’est par désir de guider les rumbas, fox-trot et autres salsas dans la contemporanéité, afin que les pas représentent encore les sociétés qui les dansent, qu’elles restent entièrement actuelles, en quelque sorte, que ces danseurs ont envie de secouer les stéréotypes qui les figent.


Côté tango

Le festival Phénomena débutait jeudi par une soirée de tango queer. Dirigée par D. Kimm, qui voulait ainsi « mettre en valeur ces danseurs capables de tenir les deux rôles », les pas s’y sont faits sur du Fred Fortin ou des musiques anciennes, et avec des variations loin d’être traditionnelles. Un geste politique ? Pour la directrice artistique de Phénomena, il serait plutôt créatif. Elle ajoute qu’elle aimerait bien décoincer la scène du tango, qui « n’est pas super artistique, pas dans l’avant-garde. C’était plus décontracté et plus délinquant à Montréal dans les débuts. Au lieu d’être une communauté incroyablement inclusive, parce qu’on sait tous à quel point c’est difficile d’apprendre le tango, à quel point il faut y consacrer du temps avant de pouvoir danser un peu, ça reste pris un peu dans l’image, dans le code, dans le stéréotype. » Pourtant, rappelle-t-elle, à Buenos Aires, les hommes de tout temps ont dansé avec des hommes. Et les possibilités de jouer du tango sont nombreuses. Son exposition Abrazo, signée avec la photographe Caroline Hayeur, qui vise à capter la beauté de l’étreinte, de la connexion entre les danseurs qui naît dans le tango, se poursuit à la galerie Occurrence à Montréal jusqu’au 19 novembre.


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