Paysages sensoriels pour corps tout ouïe

Photo: Frédéric Chais

Il n’est pas courant qu’une création de danse soit créée à partir de morceaux existants de musique contemporaine. C’est ce que font des chorégraphes dans la série Totem Danse de Jean-François Laporte, transposant son écriture sonore en physicalité que le compositeur et concepteur d’installations met en espace et en lumière. Maria Kefirova se prête au jeu dans Memory of a Shadow, pièce limpide, intimiste et expérientielle à laquelle on s’abandonne avec bonheur.

Un écran de papier de riz, une bouteille en verre éclairée. Côté jardin, une sorte de chaise-instrument bardée d’objets dans laquelle est installé Jean-François Laporte, qui signe aussi la scénographie et la lumière. Dans la pénombre, le chant de l’eau bouillante dans la bouteille se mêle à la musique concrète. Tout un cycle de l’eau en accéléré, qui donne le ton de la pièce méditative.

Derrière la toile de papier, émergent des pieds de géante suspendue qui se balancent à l’unisson avec des pendules en forme de bouteilles. La lumière esquisse des chevilles fines, des mollets galbés, un écart entre deux orteils, au son d’une constellation de bruits en tous genres qui racontent des histoires. Chacun entendra ce qu’il veut : cloches, appels de baleines, cris de créatures inconnues des bas-fonds marins… Laporte a voulu créer un jardin zen sur scène, mais ce serait plutôt une mangrove enchantée et bruissante de vie.

Le compositeur et artiste transdisciplinaire se meut lui aussi. Il déplace des objets, monte l’écran. Tout cela contribue à la trame musicale. Car rien n’est superflu dans Memory of a Shadow. La scénographie minimaliste y façonne un écrin d’où peut émerger le foisonnement sonore.

Valses d’ombres et de lumières

Le lever du papier de riz fait place à un tableau sombre et brumeux de fin du monde, donnant à voir une femme habillée de noir et faisant surgir l’esprit du butô. Changement de textures lumineuses et la femme à la longue jupe apparaît assise en boule, tout en genoux sur une chaise suspendue, tandis que son ombre évoque un gigantesque oiseau.

Effets de trompe-l’oeil, illusion d’optiques, la lumière joue un rôle essentiel dans cette deuxième partie, suscitant un chassé-croisé d’ombres qui fusionnent, se multiplient ou se battent en duel. Maria Kefirova, maintenant bien visible, vêtue d’une robe blanche sur son siège accroché, dessine des gestes précis, tour à tour doux et tranchés, lents et véloces, petits et déployés. Elle rappelle que rien n’est plus beau que le corps dans sa simplicité.

Ses mouvements se font plus nombreux, rapides et saccadés, accompagnés par le crescendo de la musique, pendant que les ombres de la chorégraphe-interprète vivent leur vie et tracent de manière surprenante le contour de formes qui n’ont rien à voir avec elle.

Dans Memory of a Shadow, la lumière, le son et leurs versants d’ombre et de silence prennent corps. Laporte y densifie toutes les ondes qui traversent l’espace. Re-création d’une première version avec Siôned Watkins en mai 2012, la pièce cultive l’amplitude du souffle et de l’imagination, la délicatesse de l’écoute flottante de corps devenus auditifs. Un coup de maître pour des artistes qui pratiquent avec brio le décloisonnement.

Memory of a Shadow

De : Jean-François Laporte. Avec : Maria Kefirova. À Tangente, du 19 au 22 mars.

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