Noémie Lafrance : toutes danses dehors

Installée à New York depuis 1994, la Montréalaise Noémie Lafrance s’est spécialisée dans les chorégraphies in situ pour espaces monumentaux et inusités. Agora (2005) s’est tenue dans les 50 000 pieds carrés abandonnés de la piscine désaffectée du McCarren Park, à Williamsburg. Pour MELT (2003), la chorégraphe a suspendu chaises et danseuses à un pilier du pont Manhattan, dans l’insupportable vacarme vibratoire du grand trafic. Galeries d’art, murs extérieurs, escaliers, forts historiques sont les terrains de jeu de cette créatrice, qui s’est muée, par la force des choses, en spécialiste de la danse à fortes contraintes et de l’organisation à grand déploiement. La voilà de passage à Montréal pour faire danser le catwalk au défilé d’Yso, au Festival Mode et Design.
D’un côté, Noémie Lafrance se laisse inspirer par l’architecture, nourrir par un lieu, inspirer par les manières de déjouer la pluie. « On faisait au collège de LaSalle [où elle a reçu sa formation, avant LADMMI] des pièces environnementales. Ça m’a toujours bien nourrie, explique la chorégraphe, saisie après l’audition des danseurs. Ça permet d’aller chercher un autre public, sans séparation avec la scène, d’être impliquée dans l’espace urbain. Ça devient politique, des fois, sans qu’on soit pour autant des activistes. Je suis très inspirée par l’architecture et par les espaces. Mon processus est plus esthétique, à partir d’un espace réel, qui est vrai, où on vit, qui permet des passages entre la réalité et la fiction, qui a plus que les deux dimensions qu’offre un théâtre. Ça m’intéresse de voir des gens qui marchent dans la rue se mettre à créer un patron qui devient une chorégraphie. Ce n’est pas de la danse dans un parc, pieds nus dans l’herbe, non plus. Le spectateur achète son billet, il s’engage. »
Les pas de Feist
D’un autre côté, depuis qu’elle a signé la chorégraphie de Feist pour la très colorée vidéo de 1-2-3-4, hyperpopularisée ensuite par une pub de iPod, Noémie Lafrance oeuvre aussi en publicité. Elle a groové l’image de Coca-Cola, de Nike et de Kellog’s dans cette deuxième carrière. « Ça me permet de travailler juste sur la chorégraphie, entourée d’une équipe hypertop ; ça emmène d’autres niveaux de revenus,» dit de toute sa franchise celle qui avait déjà tâté de la vidéo danse pour documenter ses créations. «Et ça donne des collaborations très intéressantes, où une idée finit par en faire naître une autre. La pub est très, très spécifique dans ses demandes et ses références. »
Dressing Room, qu’elle signera pour le Festival Mode et Design, se situe à l’exacte frontière de ses deux univers. « Le fashion show, poursuit Noémie Lafrance, c’est des corps en mouvement sur une scène : pas si loin de la danse et, en même temps, très loin. Ça m’intéresse, la façon dont les autres médias fonctionnent. Il y a cinq ans, j’aurais exigé que les modèles dansent et j’aurais fait pédaler tout le monde pour changer et brasser les affaires. Ça me vient du travail site specific : tu trouves là où tu exiges et là où tu t’adaptes. »
Car la chorégraphe, si elle sait l’importance des costumes et vêtements pour une oeuvre, doit intégrer ici les habituelles façons de faire la mode. Pas question pour les mannequins de répéter, ce n’est pas de leur culture. Les temps de pause et de pose doivent être respectés. La mise en valeur du vêtement est nécessaire.
Coulisses
Résultat ? « L’arrière-scène et l’avant-scène seront comme un seul lieu. Les vingt modèles, pas habillés, pas maquillés, vont entrer sur scène ; les huit danseurs [quatre hommes, quatre femmes] vont graduellement les habiller et les maquiller, sur le catwalk de 100 pieds, comme des assistants, avec des accessoires roulants, alors que les modèles n’arrêteront jamais. Comme si la préparation se passait pendant le défilé, qui ne s’arrête pas, malgré les objets, le bordel autour, en construction et déconstruction, et les danseurs qui passent de la marche à des pas plus chorégraphiés. » Christian Pronovost, à l’environnement sonore, jouera à la fois le DJ et le compositeur.
Ensuite ? Noémie Lafrance est déjà à oeuvrer « sur une danse qui appartiendrait au public, à tout le monde, où le spectateur doit participer. Comme dans un jeu, un live vidéo game avec des équipes, des systèmes et des instructions simples, qui devient une chorégraphie », qui verra le jour à Brooklyn. Nous reste un défilé, donc, en attendant la chance de voir une de ses oeuvres monumentales, forcément difficiles à faire tourner et à déplacer.