Danse - Coeur à corps

L'histoire d'amour entre le public québécois et le chorégraphe espagnol Nacho Duato risque de connaître un nouveau chapitre cette semaine, alors que la Compañia nacional de danza (CND) s'arrête dans la métropole avec un triplé, Txalaparta, Castrati et White Darkness.
L'idylle ne date pas d'hier, puisque les Grands ballets canadiens interprètent la pièce de la troupe madrilène qui a révélé le chorégraphe au monde, Jardit Tancat, depuis sa création en 1983. Plusieurs danseurs québécois ont d'ailleurs frayé (ou frayent encore) avec la CND, comme Nathalie Buisson, Alejandro Alvares et Stéphanie Dalphond.Lors de sa dernière visite, la troupe de 27 danseurs célébrait avec génie la figure de Bach dans Multiplicité - Formes du silence et du vide, à l'invitation des Grands ballets canadiens. Ces derniers, qui comptent aussi Na Floresta à leur répertoire, ont invité deux fois la compagnie madrilène à Montréal. Cette fois, c'est Danse Danse qui la convie, après une première invitation en 1999. Chaque apparition québécoise de la CND déclenche un véritable «coeur à corps» entre public et danseurs.
Les deux dernières pièces du programme de cette semaine ont déjà séduit le public new-yorkais à l'automne, comme a pu le constater Le Devoir, qui y a rencontré le chorégraphe.
Castrati (2002) explore l'univers des castrats. Nacho Duato s'est inspiré à la fois de la musique de Vivaldi et du dernier de cette lignée d'artistes martyrs, mort en 1912. «J'adore la voix des contralto, confiait-il au Devoir en octobre dernier, au Brooklyn Academy of Music (BAM). Ça me touche beaucoup comment les castrati ont dû se sentir, à cette époque, d'être castrés contre leur gré. Ça devait être très dur de vivre avec ça, comme des stars quand ils sont en scène mais complètement abandonnés, isolés, quand ils n'ont plus de talent à offrir, incapables même de fonder une famille.»
L'oeuvre est emblématique du travail de la compagnie madrilène, empreinte de musicalité, aux lignes classiques de pure beauté, abstraite et dramatique tout à la fois, sensuelle toujours. Nacho Duato ne prétend pas réinventer son art, essentiellement enraciné dans la tradition classique, qu'il réinterprète à sa manière personnelle et talentueuse.
Poétique
et surréel
White Darkness aborde «l'univers déroutant de la drogue» dans la haute société et «la façon dont les gens jouent si facilement avec cette chose dangereuse, au point où ils ne se rendent pas compte à quel point ça détruit leur vie», décrit le chorégraphe.
La pièce élégante prend presque la forme d'un ballet narratif dans lequel une jeune femme lutte contre l'irrépressible addiction, incarnée ici par un danseur envahissant. «Pour moi, il y a une histoire dans chacun de mes ballets, mais elle reste très abstraite. Ici, c'est très poétique et surréel; les images restent belles même si on aborde un sujet très cruel», dit-il en référence aux cascades de sable (clin d'oeil à la poudre de cocaïne) qui tombent sur la scène et sous lesquelles la danseuse finira par s'effondrer.
Le clou du spectacle montréalais risque toutefois de se trouver du côté de Txalaparta, pièce de facture plus contemporaine qui ne figurait pas au programme new-yorkais puisque Montréal l'accueille en première nord-américaine. La scénographie de l'oeuvre nécessite un très grand plateau que la troupe ne trouve pas partout sur le chemin des tournées. Au grand dam du chorégraphe, qui aime particulièrement cette chorégraphie du nom d'un instrument percussif basque très ancien, composé de différentes essences de bois. «Le txalaparta est joué par deux personnes qui se font face, explique Nacho Duato. Quand j'ai entendu la musique pour la première fois, j'ai été séduit.»
La trame sonore de la pièce met bien sûr l'instrument en vedette, dont les mélodies reposent essentiellement sur l'improvisation.
Les musiques anciennes ont-elles une place de choix dans le coeur du chorégraphe? «J'aime toutes les musiques, folkloriques, baroques, modernes, contemporaines», corrige-t-il. Vrai qu'il a créé des oeuvres sur Bach, Maria del Mar Bonet, comme sur des pièces originales.
Le regard du public
Natif de Valence, Nacho Duato fut d'abord un danseur néo-classique aguerri, formé à toutes les écoles: la Rambert School de Londres, l'école pluridisciplinaire de Maurice Béjart, Mudra, et le jazz américain d'Alvin Ailey. Interprète doué et d'une grande beauté, il danse pour le Cullberg Ballet de Mats Ek avant de rencontrer son maître à danser: Jiri Kylian, du Nederlands Danse Theater.
À 50 ans, Nacho Duato projette toujours cette noblesse un peu arrogante que confère la beauté. Il faut dire qu'en 17 ans de travail à la CND, il a mis la troupe provinciale sur la carte de la danse mondiale. Depuis, ses oeuvres figurent au répertoire de nombreuses compagnies notoires, du Cullberg Ballet au Nederlands Dans Theater en passant par le Ballet de l'Opéra de Paris et l'American Ballet Theatre.
Il a aussi créé une deuxième troupe junior, qui permet à de jeunes danseurs de se professionnaliser et à ses danseurs senior de se frotter à la création chorégraphique. «Ça leur permet de mieux comprendre mon côté du travail, c'est bon pour l'atmosphère de la compagnie.»
Comment envisage-t-il l'avenir? «Je ne sais pas», répond-il. Il ne semble pas près de quitter la direction de sa troupe. «Je crois que j'inspire toujours mes danseurs, ils ont du plaisir avec moi, les salles sont pleines... Mais à partir du moment où je m'ennuierai, où les danseurs quitteront la compagnie parce qu'ils n'auront plus de motivation, j'arrêterai tout.»
Si le regard du public ne dicte pas son travail de création, il demeure un élément important du sens de son oeuvre, admet celui qui ne croit pas au je-m'en-foutisme légendaire de certains créateurs d'avant-garde.
«Je ne crois pas qu'on puisse se foutre totalement de ce que le public pense, c'est un mensonge, dit-il. Je veux que les gens comprennent ce que j'exprime dans ma danse.»
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Txalaparta, Castrati et White Darkness
Compañia nacional de danza
Du 6 au 8 mars à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts