L'entrevue - Le grand saut du danseur

Créer. Exécuter. Deux quêtes puissantes. Une antinomie indéniable. Toute une vie pour l'enfant chéri des Grands Ballets canadiens qui, au mitan de son existence, a fait le grand saut pour les délicieux tourments de la création à la barre des Ballets jazz de Montréal. Un mandat que Louis Robitaille aborde avec «un certain goût de l'aventure» et une «assurance qui se porte fort bien, merci!». Un optimisme bon enfant qui n'est pas sans rappeler l'âme festive de ces ballets rassembleurs qui ont marqué l'histoire de la danse québécoise.
Petit matin gris, entre deux réunions, Louis Robitaille consent à souffler un peu. Autour d'un café brûlant, cellulaire en poche — métier oblige! —, le directeur artistique des Ballets jazz de Montréal depuis déjà quatre ans joue le jeu. Depuis sa nomination, le danseur a lentement mais sûrement fait place au créateur. «L'assurance n'a jamais été mon fort. Comme danseur, avant d'entrer sur scène, j'étais mort de peur. Puis tout se déployait naturellement, alors que maintenant j'ai probablement plus confiance en mes choix en tant que directeur artistique. C'est d'ailleurs bien moins insécurisant que d'être soumis à une création», ajoute-t-il avec un clin d'oeil.Mais, si l'insécurité est moins vive, l'horaire, lui, est toujours aussi prenant, sinon davantage. «J'essaie de décrocher mais c'est extrêmement difficile. Danseur, j'ai toujours beaucoup travaillé. Les journées de 10 à 12 heures faisaient partie de ma vie. Mais quand je laissais le studio, en général, c'était fini, alors que maintenant ça ne l'est jamais», lance-t-il d'un air un peu penaud.
C'est qu'entre la folie furieuse du téléphone, des rendez-vous, des répétitions et de la paperasse qui se multiplie, il lui reste bien peu de temps pour sa famille. «Je me réserve une journée pour ma fille. J'essaie de me réserver deux jours, mais souvent le samedi soir quand elle dort, je triche», laisse-t-il tomber avec un sourire.
Le Montréalais sait toutefois qu'il lui faudra tôt ou tard ralentir. «J'essaie de faire plus attention à moi, je ne suis pas une vieille personne, mais, à 45 ans, je suis quand même un vieux danseur.» Avec ses fins cheveux cendrés virevoltants, son oeil vif et clair et sa prestance forte mais tranquille on en doute fort, mais il insiste. «Je ne danse plus depuis un an, confie-t-il. J'ai arrêté et je n'ai dit à personne que c'était terminé. En fait, cela ne l'est peut-être pas. Mais j'ai vraiment arrêté et je n'ai repris l'entraînement que depuis peu.»
Le directeur, l'artiste, l'homme
C'est que le danseur mondialement reconnu refuse de monter sur scène s'il ne se sent pas en pleine possession de ses moyens. «J'ai dit à la blague à notre chorégraphe résidente, Crystal Pite, que je serai de sa prochaine création. Mais j'ai bien peur que non», laisse tomber Louis Robitaille en hochant la tête. «Je trouve que les artistes de la compagnie sont tellement beaux dans son travail que je me vois mal m'y intégrer, j'ai l'impression d'être décalé maintenant par rapport à leurs talents physiques, à leur facilité à bouger. Ça me demanderait un énorme travail.»
Un ange passe. Parce qu'au-delà du directeur en pleine possession de ses moyens, l'artiste et l'homme, tous deux rongés par le doute, restent viscéralement présents et interrogateurs. «Je suis une personne assez fade à la ville», s'excusera-t-il encore pour expliquer cette ambiguïté fondamentale qui l'habite.
Pourtant, Louis Robitaille a su très tôt dompter cette bête pour en faire l'assise d'un talent fécond qui l'a mené très jeune aux quatre coins du monde, d'abord au sein de la Compagnie de Danse Eddy Toussaint — qui deviendra en 1984 les Ballets de Montréal Eddy Toussaint — dès l'âge de seize ans, puis pour les Grands Ballets canadiens qu'il rejoint en 1989 avec sa partenaire et compagne de vie, Anik Bissonnette. Sacré monstre de la danse, on l'y a mondialement congratulé, aimé, voire adulé. Un délicieux vertige, qui, étrangement, lui manque peu aujourd'hui.
L'esprit festif
Dorénavant, le danseur étoile convoite d'autres cieux. Il est prêt à donner à ses danseurs les moyens qui leur permettront à leur tour d'enfiler les ailes qui l'ont propulsé au sommet. Une tâche qui, dès le départ, a pris des allures d'idéal. «À mon arrivée, je tenais à faire table rase, explique Robitaille. C'était lié à l'une de mes frustrations en tant qu'artiste. Quand j'ai commencé à danser, les danseurs étaient des vedettes, mais dans les dernières années, je sentais que le danseur était au service de la création et non plus l'inverse et ça m'a toujours beaucoup frustré. Comme j'avais le pouvoir de changer cela à mon arrivée, je ne m'en suis pas privé.»
Une méthode, d'ailleurs, qui porte ses fruits, indéniablement. Depuis que Louis Robitaille a pris les rênes des BJM, ceux-ci semblent en effet connaître un second souffle après avoir connu leur âge d'or dans les années 70 et 80, sous l'influence des Geneviève Salbaing, Eva Von Genczy et Eddy Toussaint, une période faste certes, mais qui s'était passablement essoufflée dans les années 90.
N'empêche que le nouveau directeur sait bien que certains préjugés sont plus tenaces que tout. Il a eu beau dépoussiérer la compagnie de fond en comble, lui imprimer une ligne néoclassique forte, les BJM restent associés à une mode, celle d'une époque révolue où ils faisaient encore la pluie et le beau temps en lançant une démocratisation jusqu'à maintenant inégalée de la danse.
«C'est une compagnie que j'aime vraiment beaucoup, elle est spéciale et je pense qu'on peut y faire des choses de grande qualité et avec goût», défend Louis Robitaille, qui connaît trop bien la relation amour-haine qu'entretiennent les Montréalais avec son institution. «Mais, forcément, quand on est rattaché à un mouvement qui crée une mode, ça vieillit», admet aussi l'ancien émule de Toussaint.
Pour s'affranchir, les BJM sont ainsi prêts à tout, sauf à vendre leur âme, c'est-à-dire leur esprit festif et joyeux, un brin racoleur mais délicieusement exubérant. Très peu pour eux, les tourments, la douleur et la solitude qui forment l'essence de la danse contemporaine. «Je ne veux pas laisser les gens sur une note triste, je veux qu'ils soient joyeux à la fin. On peut avoir une pièce plus tourmentée dans la soirée, convient Robitaille, mais une seule. Moi, ce que j'aime, c'est moduler.»
Trente ans d'existence
Alors qu'ils célèbrent leurs trente ans de danse, les BJM avouent donc être à la croisée des chemins. «On envisage des projets plus ambitieux comme de développer des concepts de soirée, d'avoir un ballet plus complet ou d'emprunter des artifices au théâtre ou même au Cirque, comme on l'a déjà fait avec le Cirque du Soleil», révèle le directeur artistique, qui ne cache pas son admiration pour cette institution québécoise. «Le Cirque du Soleil, c'est l'exemple d'une compagnie qui grandit en beauté. Et qui grandit en n'exploitant pas qu'une seule formule, qui fait constamment de la recherche et en développe d'autres. C'est remarquable et c'est ce vers quoi nous tendons.»
Quant au jazz, qui fait souvent l'objet d'une remise en question, tant de la part de la critique qu'au sein même des BJM, il semble bien qu'il soit là pour longtemps. «Je ne veux plus faire du jazz la priorité, mais je ne veux pas non plus le perdre, avoue le fan inconditionnel d'Etta James et de Frank Sinatra. C'est ce qui donne son caractère à la compagnie, c'est sa personnalité.»
D'autant plus que si son nom lui cause un certain préjudice à Montréal, ce n'est nullement le cas ailleurs dans le monde. «On a pensé laisser aller tranquillement le mot jazz mais on s'est fait taper sur les doigts. Des comités ont été formés afin de gérer plus efficacement la compagnie, dont un spécifiquement pour le nom qui a pour mandat de tirer la question au clair; nous verrons», conclut Robitaille dans un sourire énigmatique. D'autant plus que rien n'est impossible, surtout pas à trente ansÉ