«Dalíland»: le monde pas toujours merveilleux du maître surréaliste

À New York, en 1974, le jeune James est chargé par son employeur galeriste de s’acquitter d’une tâche en apparence fort simple. Ladite mission consiste à remettre une enveloppe pleine d’argent à Gala Dalí, qui séjourne comme chaque hiver à l’hôtel St. Regis en compagnie de son célèbre mari, le peintre Salvador Dalí. Mais comme le découvrira bientôt James, dès lors qu’on entre en orbite autour de ce couple-là, rien n’est simple. Réalisé par la trop rare Mary Harron, à qui l’on doit les formidables I Shot Andy Warhol et American Psycho, Dalíland s’intéresse à la relation tumultueuse entre Gala et Salvador Dalí avec, en toile de fond, un milieu des arts en mutation.
« C’était un mariage tellement compliqué : fabuleux à certains égards, affreux à d’autres », explique la cinéaste lors d’un entretien exclusif.
« Quelqu’un a dit un jour que personne n’a fait autant que Gala pour promouvoir la carrière de Salvador Dalí, et que personne n’a fait autant qu’elle pour la détruire. Elle était cette incroyable force inspiratrice et nourricière, mais en même temps, à cause de sa cupidité et de sa peur viscérale de manquer d’argent, elle a poussé son mari à peindre et à surpeindre. Sauf qu’elle avait été très pauvre, d’où sa peur… Leur mariage a duré des décennies. Quand elle est morte, il en a été anéanti. Leur relation symbiotique, malgré les querelles incessantes, m’a fascinée. »
Présenté en clôture du TIFF l’an passé, le film est une affaire de couple derrière la caméra également. De préciser Mary Harron, son conjoint, John C. Walsh, a écrit le scénario, mais ils ont tous deux effectué les recherches, par exemple pour tout ce qui concerne les premières années du mariage des Dalí.
« Dans le dénuement de leur existence d’alors, il n’y avait que l’art qui comptait. C’était presque religieux. La gloire et l’argent ont compliqué tout ça. »
Une scène poignante voit à ce propos Gala confier à James qu’autrefois, en Europe, c’était « Gala et Salvador Dalí », mais qu’à présent, depuis la popularité en Amérique, ce n’est plus que « Salvador Dalí ». « Les gens aux États-Unis se demandent pourquoi Dalí est marié à une vieille femme », lâche-t-elle, amère à raison.
En contraste, Salvador Dalí, qui parle de lui-même à la troisième personne, y va d’affirmations du genre : « Je ne me compare pas à Dieu. Dalí est presque Dieu — pas tout à fait. Si Dalí était Dieu, il n’y aurait pas de Dalí : ce serait une tragédie. »
Voilà qui en dit long.
« Quand on sent qu’on n’a plus d’utilité, ça crée un vide qu’on cherche à combler. Dans le cas de Gala, c’était notamment avec tous ces jeunes hommes qu’elle entretenait, et avec cette soif insatiable d’argent. »
Approches contrastées
Dans les rôles de Gala et de Salvador Dalí, Barbara Sukowa (Les années de plomb, Rosa Luxembourg) et Ben Kingsley (Gandhi, Schindler’s List) sont formidables, insufflant aux personnages le côté plus grand que nature requis, mais sans jamais verser dans la caricature.
« Ben m’a invitée à séjourner chez lui, en Angleterre — il m’a cuisiné de succulents repas. Nous sommes passés à travers le scénario, page par page, et nous avons beaucoup discuté. Je lui ai fourni des bouquins et des vidéos… »
La question de l’accent fut abordée, et il fut convenu de ne pas le reproduire à l’identique : ç’aurait paradoxalement semblé trop appuyé.
« De nos discussions, un portrait a émergé. Lorsque Ben est arrivé sur le plateau, sa performance était parfaitement formée. Il était Dalí. J’étais ébahie : l’atmosphère changeait dès qu’il entrait dans une pièce. Pendant tout le tournage, Ben a réussi à accomplir cette magie propre à certains acteurs, soit atteindre une zone d’hyperconcentration et s’y maintenir. Christian Bale était comme ça sur American Psycho. »
Avec Barbara Sukowa, ce fut peu ou prou l’inverse, mais tout aussi stimulant.
« Elle m’a dit d’entrée de jeu : “Ne t’en fais pas pour moi : quand je tournais pour Fassbinder, il ne me donnait qu’une seule prise !” Sur le plateau, elle était beaucoup plus grégaire et aimait plaisanter entre les prises. Mais à sa façon, elle était tout aussi préparée. Contrairement à Ben, elle était encline à essayer différentes choses d’une prise à l’autre, voire à improviser. Elle était très drôle. »
Comme le déjà mentionné I Shot Andy Warhol, Dalìland est campé, en première partie, dans la scène artistique new-yorkaise des années 1970. Mary Harron a bien connu cette époque puisque cette Ontarienne d’origine, après des études à Londres, vivait alors à New York, où elle fréquentait le milieu punk.
« Je me souviens très bien de ce New York là, très décati. Même dans cet hôtel guindé où les Dalí passaient leurs hivers, je tenais à ce qu’on perçoive un peu de cette déliquescence urbaine. Je voulais aussi faire écho aux moeurs libérées du temps : la bisexualité très courante, l’expérimentation, le glam rock… Et toute cette faune du Downtown Manhattan — les bohémiens, les punks, les drag queens — qui s’amenait dans les fêtes privées du Uptown Manhattan. Je voulais rendre compte de cette mixité, de cette ouverture. »
Transition et désagrégation
On l’évoquait, en arrière-plan de l’intrigue, le monde de l’art se transforme. À la galerie du patron de James, un vendeur explique à une acheteuse potentielle qui hésite devant le prix d’une sérigraphie de Dalí (peut-être fausse, apprendra-t-on plus tard) qu’il s’agit d’un investissement : lorsque le peintre mourra, ce qui ne saurait tarder laisse-t-il entendre, la valeur de l’oeuvre bondira. Il lui donne l’exemple de Picasso, récemment décédé, et dont le prix des oeuvres a explosé.
« Au cours des années 1970, l’art est devenu un produit, une marchandise. L’action du film se déroule au moment pile où les prix se sont mis à monter en flèche. L’art est devenu non plus simplement quelque chose qu’on accroche à un mur, mais quelque chose qu’on entrepose dans un coffre en Suisse. Avec John, nous voulions identifier, de manière oblique, ce moment dans l’Histoire où l’art est devenu une industrie. »
Dans le film, cette transition délétère se produit en parallèle de la désagrégation du couple Dalí. Le film n’est pas cynique pour autant : Mary Harron ne condamne pas davantage qu’elle ne porte aux nues. Dalìland montre non pas une paire de divinités déchues, mais deux êtres pétris de contradictions et tragiquement codépendants. Ou l’art de ramener le mythe à l’échelle humaine.
L’usure du temps et de l’argent
Après I Shot Andy Warhol, où le destin de Valerie Solanas et sa tentative d’assassinat du roi du Pop Art, The Notorious Bettie Page, consacré à la célèbre pin-up, et Charlie Says, portant sur trois des femmes de la secte de Charles Manson, Mary Harron offre une autre de ses biographies champ gauche dont elle a le secret. Par l’entremise d’un jeune héros idéaliste voué à perdre ses illusions, Dalìland propose ce que l’on pourrait appeler « les dernières scènes de la vie conjugale de Gala et Salvador Dalí ». Pendant presque cinquante ans, Gala fut certes l’épouse du célèbre peintre, mais aussi sa muse, sa mère, sa championne et son bourreau tout à la fois. Jadis féconde, cette union, on le découvre avec le protagoniste, est devenue toxique. Barbara Sukowa et Ben Kingsley sont fabuleux, monstrueux. Milieu et époque sont reproduits avec économie, mais précision : on s’y croirait. Une poignée de retours en arrière fonctionne moins (Ezra Miller, précontroverses, est efficace en jeune Dalí), mais le regard en coulisse demeure captivant.
Dalíland (V.O.)
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Drame biographique de Mary Harron. Avec Ben Kingsley, Barbara Sukowa, Christopher Briney, Rupert Graves. États-Unis, 2022, 104 minutes. En VSD sur la plupart des plateformes dès le 9 juin.