«L’histoire jugera»: Faire la paix avec la guerre en Colombie, et s’habituer à dormir sans Kalachnikov

Une main aux ongles vernis. Des cheveux tenus par une pince colorée, des boucles d’oreilles. Ces coquetteries ne seraient pas surprenantes n’importe où ailleurs en Amérique latine, mais la caméra est ici au milieu de la jungle colombienne et cette femme est une guérillera qui astique une arme au lever du jour.
Le cinéaste canado-colombien Germán Gutiérrez a obtenu un accès exceptionnel aux derniers moments de la plus grande guérilla du pays, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), avant la signature du traité de paix historique en 2016. Il en a fait son devoir de mémoire, un film tourné en plus de 120 jours de terrain sur cinq ans, qui documente les difficultés d’ex-combattants à réintégrer la société civile.
L’histoire jugera s’ouvre donc sur ces jours où les guérilleros semblent encore fermement convaincus de leur engagement. Le documentaire prend l’affiche vendredi à Montréal, après quelques projections dans des festivals au Québec et en France.
On découvre les combattants, bientôt sacrés « ex », dans l’intimité de leurs campements et de leurs rêves modestes : dormir sur un matelas plutôt qu’un amas de feuilles, cuisiner sur le gaz plutôt que le feu, et avoir des enfants, ce qui n’était pas permis dans les rangs de cette « armée du peuple » autoproclamée.
« La question de faire un film sur le processus de paix ne s’est même pas posée, c’était incontournable pour moi », dit M. Gutiérrez en entrevue. Le cinéaste, à qui l’on doit plusieurs films, dont L’affaire Coca-Cola, Qui a tiré sur mon frère, Variations sur un thème familier et Falardeau, s’est ainsi replongé dans sa Colombie natale pour en exposer les plaies très difficiles à refermer.

Pour ces protagonistes, le cérémonial de la signature du traité de paix, entre dirigeants solennellement vêtus de blancs, a eu tôt fait de laisser la place au test de la réalité. Étaient-ils prêts à déposer leurs armes et à vivre comme de simples civils, sur les territoires mêmes qu’ils menaient par la violence ? Avec quel gagne-pain ? Et sous quel toit ? La société colombienne les accepterait-elle ?
« Ce qui m’a frappé était vraiment la quantité de femmes, d’autochtones et d’Afro-Colombiens dans les rangs de la guérilla. C’était vraiment les personnes les plus pauvres de la société, qui n’avaient presque jamais reçu d’éducation, ou même qui n’étaient jamais sorties dans une ville ou même un village », relate Germán Gutiérrez.
Un film multiple
Le film est résolument choral, un « choix assumé de réalisation ». Décrire les écueils et les dilemmes à travers une grande diversité de protagonistes se révèle efficace et nous amène sur le plancher des vaches.
Il s’agissait aussi de composer avec l’immense défi de rester en contact avec des personnes ou de les retrouver dans un moment de transition par définition : « Pour beaucoup d’entre eux, je ne connaissais même pas leur vrai nom. Ils ne savaient pas que Facebook existait. La première fois qu’on les a rencontrés, on leur a donné des cellulaires avec des cartes prépayées pour pouvoir les rejoindre », explique le Montréalais.
La géographie colombienne faite de montagnes et l’absence de routes praticables ajoutaient aussi une couche d’obstacles. « Il fallait parfois plus d’une journée pour arriver, et après, tu ne peux pas sortir ta caméra tout de suite. C’est un terrain difficile », admet Gutiérrez.
Les images ont l’immense mérite de nous montrer la beauté de ce territoire à la nature « exubérante », un contraste presque « dérangeant », selon lui, avec la dureté de la vie là-bas.
Et même si on aimerait parfois savoir ce qui arrive à certains protagonistes aperçus au tout début, cette multiplicité des expériences permet de défaire l’image d’un bloc homogène de guérilleros.

Leur réintégration est présentée de manière extrêmement concrète : il faut d’abord littéralement monter les murs des habitations dans les zones de démobilisation où ils vont vivre. Les faire exister, aussi, dans les registres de l’État, eux qui n’ont jamais eu de carte d’identité. Des étapes qui paraissent toutes simples s’avèrent presque impossibles. Un ex-combattant autochtone par exemple, explique qu’il ne peut envoyer un formulaire à ses parents qui vivent dans une communauté à la frontière avec le Brésil, qui n’ont pas d’adresse et ne savent ni lire ni écrire.
Des représentants de la Juridiction spéciale pour la paix, un mécanisme de justice de transition, visitent l’un de ces « villages » de guérilleros démobilisés. Ils expliquent qu’ils sont en train de déterminer quels crimes seront amnistiés et lesquels seront jugés, une ligne extrêmement délicate à tracer.
Plusieurs cherchent une forme de vérité, de justice ou de réconciliation. Cette mère qui a vu son fils mineur recruté de force par la guérilla, juste après avoir été chassée de sa ferme. Elle cherche un bout de lui, un souvenir quelconque, n’importe quoi pour prendre acte qu’il a vécu, ou « au moins ses petits os », demande-t-elle à un responsable de l’ancienne guérilla.
La durée de 140 minutes permet d’accuser la magnitude de la souffrance, l’abysse de la déchirure de cette société. Pour le cinéaste, tout n’est pas noir dans le portrait du pays d’aujourd’hui : « On me dit : “Oui, mais Germán, il y a encore de la violence, de l’exil, de la pauvreté.” On ne change pas une société si vite, ça prend deux, trois générations. Les dommages sont trop profonds. »
Sans tomber dans une vision romantique de ces personnes qui ont tué, kidnappé, torturé, la grande réussite de Gutiérrez est de réussir à les humaniser. Ils ne sont plus ces guerriers de la jungle, tantôt adulés aveuglément par les communistes, tantôt démonisés démesurément par les États-Unis et la droite colombienne.
Ils sont Esteban, qui vit pour la musique et se réjouit d’avoir simplement une photo de sa famille. « Tu sais ce que c’est que de passer 14 ans sans entendre la voix d’un proche, sans pouvoir les voir ? » Ils sont aussi cette maman qui finit par avouer que son conjoint a rejoint la « dissidence », des factions qui ont recommencé à faire la loi dans certaines régions colombiennes.
Il faut aussi sortir de l’endoctrinement : « La forêt a toujours été ma maison et ma tranchée », exprime par exemple Patricia.
L’oeuvre est un document important pour comprendre l’histoire d’un conflit qui cherche encore son point final.