«L’audience»: incursion dans le dédale des demandes d’asile

Cela devait d’abord être un film sur la « route de la mort », la longue route migratoire du Brésil au Canada qu’ont emprunté à pied — et qu’empruntent encore — de nombreux migrants à la recherche d’une vie meilleure. C’est devenu un documentaire sur le parcours juridique et administratif tout aussi éprouvant que doivent effectuer tous ceux qui demandent le statut de réfugié ici.
Réalisé par Émilie B. Guérette et Peggy Nkunga Ndona, L’audience, qui sort en salle vendredi, raconte l’histoire d’une famille congolaise demandeuse d’asile — celle de Peggy — et permet une incursion inédite dans l’univers des commissaires à l’immigration qui décident de l’octroyer ou pas.
« Peggy, c’est la première personne que j’ai rencontrée qui a fait cette route et je me disais que ce devait être elle la protagoniste », explique Émilie B. Guérette, qui a vécu cinq ans au Brésil et a creusé la question migratoire dans sa maîtrise en anthropologie. L’idée de faire un film sur cette « route de la mort », qui soulevait des doutes sur le plan éthique, s’est transformée en une heureuse collaboration avec Peggy Nkunga Ndona, qui était actrice et journaliste au Congo. « La route, c’était déjà connu. Mais qu’arrive-t-il à ces personnes après avoir fait tout ce chemin ? C’est ce qu’on a voulu raconter », a ajouté Peggy.
De lionne à fourmi
Ponctué de moments de tendresse familiale — impossible de ne pas s’attacher à Peggy, à son mari Simon et à leurs trois enfants, Adoration, Consolation et Benjamin —, le film nous mène à travers le dédale bureaucratique d’une demande d’asile, qui culmine par la tant attendue audience devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR).
« Peggy trouvait que ça allait être “plate” de filmer une audience. Et moi, je lui disais que non », a soutenu Émilie B. Guérette, qui a été formée à l’INIS. « Les audiences sont tenues à huis clos pour protéger les demandeurs d’asile, et on ne sait finalement pas trop comment ça se passe dans ces salles-là. Les institutions de justice, c’est toujours intéressant à filmer. Ça montre les mécanismes du pouvoir en action. »
Le fait qu’une équipe de tournage ait pu filmer l’intégralité de l’audience, qui s’est déroulée sur trois jours, relève de l’exploit. Selon Émilie B. Guérette, l’autorisation obtenue n’est probablement pas étrangère au fait que le commissaire à l’immigration dont il est question ici est Charles Côté, ancien journaliste à La Presse. « Je pense que c’est la seule raison pour laquelle la CISR nous a laissées filmer. Il comprenait l’importance de documenter le processus. »
Dès les premiers moments de l’audience, on est vite pris d’un malaise devant l’austérité du décor et la froideur technique des adresses et interventions, pourtant nécessaires à la neutralité des institutions de justice. Mais il s’agit bien de décider du sort de vies humaines, ont déploré les deux réalisatrices. « Quand j’y repense, ça m’émeut chaque fois. On a peur. On se sent tout petits, impuissants. Dans ma vie, je suis comme une lionne qui se bat, mais là, vraiment, j’étais une fourmi », a raconté Peggy.
L’éléphant dans la pièce
Poursuivant dans la métaphore animale, le manque de préparation des demandeurs d’asile à l’audience, notamment par leurs avocats ou des consultants, « c’était l’éléphant dans la pièce », a ajouté Émilie B. Guérette. « Ça me tuait de voir qu’on ne les avait pas bien préparés. Les avocats ont un rôle crucial là-dedans, dit-elle. C’est un problème du système. Quand les gens arrivent, il faut les diriger vers les bonnes personnes. »
Pour elle, l’audience n’était pas un endroit approprié pour accueillir des récits souvent traumatiques. « Ce n’est pas un safe space, dit-elle. Le droit d’asile, c’est le seul domaine du droit où les demandeurs ont le fardeau de la preuve. Ils allèguent qu’ils sont en danger et on les aborde avec suspicion. On leur dit : “Prouve-moi que tu as bel et bien subi de la torture, que tu es en danger. Prouve-moi tout !” »
Cette logique bureaucratique est celle de l’Amérique du Nord, qui fonctionne beaucoup avec le papier, croit la cinéaste. « Ce n’est pas non plus le même rapport à la manière de raconter et de répondre aux questions. Et ça, c’est un véritable obstacle systémique et culturel. »
Après le rejet, l’espoir
Dès les premières questions posées par le commissaire, on comprend d’emblée que Peggy et Simon risquent de ne pas se qualifier à l’asile, car ils ont obtenu à la naissance de leur fille la résidence permanente au Brésil, un pays jugé « sûr ». Si le suspense demeure jusqu’à la fin, l’histoire se termine toutefois mal pour Peggy et sa famille. Du moins pour ce premier chapitre, où la demande d’asile a été refusée.
Tous leurs espoirs reposent maintenant sur une demande de résidence permanente pour motifs humanitaires, un statut qui peut être octroyé sur la base de la compassion, quand on fait notamment la démonstration d’une bonne intégration. Mais les deux réalisatrices, devenues de grandes complices avec le temps, ne se font pas d’illusions : environ 70 % de ces demandes sont refusées.
« On ne peut pas faire de plan d’avenir parce qu’on ne sait pas », confie Peggy Nkunga Ndona, qui travaille actuellement à l’école de ses enfants, notamment comme surveillante et accompagnante. Simon, qui était homme d’affaires au Congo, travaille dans un entrepôt de Lachine. « On essaie de vivre au quotidien, un jour à la fois. »
Malgré l’angoisse de savoir qu’ils pourraient être renvoyés du pays, Peggy ne peut s’empêcher de voir les fleurs sur le bitume. Une voisine qui lui apporte un gâteau, la directrice d’école qui lui fait l’accolade, une communauté de voisins et d’amis qui ont lancé une campagne de sociofinancement pour aider à payer les frais juridiques. « Chacun de ces gestes-là, on les prend. »
Les deux réalisatrices misent sur le film pour « faire du bruit » autour de cette histoire. « Mon intention, c’est de créer des ponts entre des gens qui ne se rencontreraient pas dans la vraie vie, mais qui, l’instant d’un film, vont prendre connaissance d’une autre réalité, dit Émilie B. Guérette. Peut-être que quelque chose va changer à partir de cette rencontre-là. »