«La nuit du 12»: un féminicide irrésolu, un policier hanté

Dans une commune sise non loin de Grenoble, Clara quitte le domicile de sa meilleure amie Stéphanie. La soirée est douce, et les environs, déserts. De la pénombre émerge soudain une silhouette cagoulée qui asperge Clara d’essence. Dépêché sur les lieux au petit matin, Yohan Vivès, le nouveau chef de la police judiciaire (PJ), ne se remettra jamais tout à fait de la vue de la dépouille de la jeune fille.
Commence alors une enquête laborieuse, frustrante, mais qui permettra à Yohan de revoir certains de ses a priori. Lauréat de six César, dont ceux du meilleur film, scénario adapté et de la meilleure réalisation, La nuit du 12, de Dominik Moll, est une oeuvre procédurale, et sociale, d’une rare puissance.
Le film s’inspire librement d’une enquête irrésolue relatée dans le livre documentaire de Pauline Guéna 18.3. Une année à la PJ.
« Pauline s’est immergée pendant un an dans la police judiciaire de Versailles, et elle relate plein d’enquêtes, menées dans différents services. La dernière enquête dont parle le livre, c’est celle dont traite le film. Il ne s’agissait toutefois pas de reconstituer fidèlement un fait divers : ça reste une fiction », explique le réalisateur de Harry, un ami qui vous veut du bien.
L’affaire en question concerne Maud Maréchal, 21 ans, qui fut brûlée vive au mois de mai 2013 — dans l’indifférence médiatique, comme le relève Dominik Moll. « C’est un crime qui n’a pas du tout été médiatisé. »
De poursuivre le cinéaste, ce qui le frappa à la lecture, c’est la façon dont l’autrice décrit comment les enquêteurs sont « atteints » par les crimes qu’ils n’arrivent pas à élucider.
« Découvrir comment un enquêteur devient hanté par une affaire qu’il n’arrive pas à résoudre, ça m’a tout de suite intéressé. Ça me paraissait une manière différente d’aborder le film policier, parce que d’habitude, quand on montre un crime au début, on livre un coupable à la fin. Ici, ce n’est pas le cas. »
Dominik Moll voulait en l’occurrence un film qui serait le plus documenté et le plus authentique possible.
« Souvent, les films policiers ne conservent que les éléments spectaculaires ; y’a plein de raccourcis. Pourtant, le quotidien des policiers, ce sont les interrogatoires qui ne mènent souvent nulle part, ce sont les rapports à rédiger, c’est ce photocopieur toujours en panne… Un truc qui me réjouit, c’est que les policiers de Grenoble, avec qui je suis resté en contact, ont apprécié le film. Ils ont trouvé le portrait très représentatif de leur réalité. »
Leur parole à elles
Le film fait quelques constats terribles en regard du féminicide qui se trouve au coeur de l’intrigue. On pense, par exemple, à cette discussion entre les policiers de la PJ — tous des hommes — où l’un d’eux remarque qu’historiquement, ce sont les femmes qu’on brûle, et que ce sont les hommes qui tiennent les allumettes.
On songe aussi à ce passage où Yohan, découragé par l’absence d’indices, drainé par l’horreur qui refuse de montrer son visage, déclare que tous les hommes suspectés auraient été capables de passer à l’acte.
« J’ai l’impression qu’avec Gilles [Marchand, le coscénariste], nous avons effectué un peu le même parcours que Yohan. Je pense d’ailleurs que, il y a cinq ans, nous n’aurions pas fait le même film. Il y a eu lemouvement #MeToo, et en tant qu’homme, même un homme comme moi qui n’est coupable d’aucun acte répréhensible, ç’a été l’occasion d’une nécessaire remise en question. Notamment affronter le fait que la violence est majoritairement envers les femmes et que, même lorsqu’elle est dirigée contre un autre homme, elle a surtout à voir avec la masculinité. Toutes ces questions, Gilles et moi nous les sommes posées, mais il était clair que nous faisions un film policier axé sur le quotidien des enquêteurs. »
Dominik Moll précise que son coscénariste et lui voulaient éviter à tout prix de faire un film opportuniste qui « surferait sur la vague MeToo ».
« D’ailleurs, j’ai toujours refusé de dire que c’est un film féministe, parce que pour moi, le féminisme est un combat qui appartient aux femmes. Les hommes, on peut accompagner, être des alliés, mais se dire féministe, c’est juste une autre façon de déposséder les femmes, selon moi. Le film est un film de mecs qui essaient d’être à l’écoute des femmes. Le personnage de Yohan évolue au contact des personnages féminins, dont la parole est celle qui a le plus d’importance : qu’il s’agisse de la juge d’instruction qui relancera l’affaire [Anouk Grinberg] ou de Stéphanie, la meilleure amie de Clara. »
À ce propos, un moment charnière survient pile au mitan. Lors de cette scène pivot, Stéphanie rembarre Yohan en mettant en mots les préjugés des policiers vis-à-vis de Clara, qui, de son vivant, avait fréquenté quelques garçons.
« Est-ce qu’elle a couché, est-ce qu’elle a pas couché : ça change quoi ? lance Stéphanie. Elle a pas commis de crime ! Vous voulez savoir pourquoi elle s’est fait tuer ? Elle s’est fait tuer parce que c’était une fille. Voilà, c’est tout. C’était une fille. »
Dans les yeux de Yohan, une compréhension nouvelle se fait jour (tant Pauline Serieys que Bastien Bouillon sont incroyables de justesse).
Pour toutes les autres
Le film, on y a fait allusion, montre un environnement policier exclusivement masculin (compétent, dévoué, mais exclusivement masculin). Aussi, l’arrivée tardive d’une policière n’en paraît-elle que plus significative. Idem avec l’entrée en scène, au troisième acte, de la juge d’instruction. Ce faisant, le film met le doigt sur un paradoxe problématique.
« Comme le relève la jeune policière vers la fin du film : c’est quand même curieux que la majorité des crimes soient commis par des hommes et qu’après, ce soit d’autres hommes qui enquêtent par-dessus La seule place qui reste aux femmes est-elle celle de victime ? »
À cette question, Dominik Moll, à l’instar de son protagoniste, refuse de répondre par l’affirmative.
« Évidemment, le crime est horrible, et le film a une noirceur, mais Gilles et moi ne voulions pas que le statut irrésolu de l’affaire impose une vision désespérée. Nous voulions qu’il y ait, dans toute cette noirceur justement, une forme d’optimisme. Un optimisme discret, mais perceptible dans l’évolution de Yohan, dans sa persévérance, dans le fait qu’au moment où il est prêt à abdiquer, il se reprend en se disant que si Clara le hante de la sorte, c’est parce qu’il doit continuer de se rendre à son travail, et qu’il doit continuer d’enquêter. »
Enquêter pour elle, et pour toutes les autres.
Le film La nuit du 12 prend l’affiche le 2 juin.