À Cannes, Wim Wenders et le souffle de la Palme

Un phénomène étrange survient parfois à Cannes. Appelons ça le souffle de la Palme, qui passe en ondoyant entre les sièges et suspend notre esprit. De très beaux morceaux se sont imposés depuis le début de cette compétition, mais jeudi, devant Perfect Days, de l’Allemand Wim Wenders, cette grâce-là vint nous effleurer comme l’aile d’un ange.
Il reste deux films à voir dans cette course. Qui sait de quel bois ils se chaufferont ? Reste que la perfection, la subtilité, la poésie de cette oeuvre-ci imposent leurs évidences. Hélas, depuis quelques années, on entend dire que les jurys successifs se feraient suggérer d’accorder la récompense suprême à un excellent film susceptible de performer en salle ! Du coup, les opus fragiles, intimistes, confidentiels auraient moins de chances qu’autrefois de gravir le sommet, se contentant du Grand Prix du jury ou d’autres lauriers moins scintillants. Et qui sait ce que les consensus des jurés peuvent réserver aux vrais méritants ? Mystère de ces conciliabules ! N’empêche, on réclame justice pour ce chef-d’oeuvre…
Wenders (palmé d’or en 1984 pour son magnifique road-movie Paris, Texas) se dédouble cette année sur la Croisette. Il lance de concert en séance spéciale Anselm, documentaire en 3D sur l’Allemand Anselm Kiefer, géant de l’art contemporain. Féconde cuvée pour un cinéaste qui aura connu ses périodes creuses.
Avec Perfect Days, tourné au Japon, il aborde un sujet a priori peu aguichant. Le portrait d’un homme solitaire, taiseux et raffiné (Yakusho Kōji) qui nettoie les toilettes publiques du quartier de Shibuya, à Tokyo. La beauté et la subtilité de ce film à la caméra de souplesse et d’ingéniosité n’épousent guère la frénésie de l’air du temps, soit. Moderne, toutefois…
Cet Allemand est parvenu à faire une oeuvre japonaise accrochée aux codes du pays du Soleil levant, pétris de non-dits et de regards dérobés, sous la splendeur d’un arbre au vent, d’un sourire ou d’un mouvement de taï-chi, ici extirpés d’un quotidien apparemment trivial devenu sublime. Wenders se place à l’ombre du grand cinéaste nippon Ozu Yasujirō, longtemps chroniqueur des mutations de son archipel, mentor à qui ce film est dédié.
Yakusho Kōji (L’anguille, Shall We Dance ?), acteur de génie — décrochera-t-il le prix d’interprétation masculine cette année ? —, éclaire d’une lumière intérieure Hirayama, homme de sagesse et d’une extrême courtoisie, qui fait reluire les magnifiques toilettes publiques de la ville. Il récure les cuvettes avec méticulosité et félicité, reflet de son évolution spirituelle, du respect du bien commun et de la chose bien faite. D’où sort cet inclassable individu ? D’un milieu aisé. Il lit de grands auteurs, écoute sur des audiocassettes des chansons rock américaines des années 1960 et 1970, croque avec sa vieille caméra argentique les merveilles de la nature, loin des sirènes de la révolution numérique.

Des êtres traversent son existence : un jeune employé cocasse, une charmante nièce surgie du passé, l’hôtesse d’un bar chantant The House of the Rising Sun en japonais aux clients qu’elle pouponne. Les photos captées par Hirayama confèrent au film un supplément de lyrisme, tandis que des chansons de Lou Reed, de Velvet Underground et compagnie se mêlent à des airs japonais, scandant un rythme vif : saisissant effet de contraste. Ce film se révèle magnifique de vérité fugace, mélodique et poignante. Voilà !
Breillat sur le fil du rasoir
Devant pareil bijou, L’été dernier de Catherine Breillat — adapté librement du film danois Queen of Hearts —, pourtant rempli d’émois et brillamment réalisé, voit son étoile pâlir. La cinéaste française d’Une vraie jeune fille et d’Anatomie de l’enfer a toujours manié frontalement l’érotisme, d’où son étiquette collante de sulfureuse, mais cette oeuvre sur le choc amoureux et le mensonge carbure à l’émotion avant tout.
En mettant en scène une avocate mariée et mère de famille (Léa Drucker) devenue l’amante de son beau-fils de 17 ans (Samuel Kircher), la cinéaste ne manie la transgression que pour mieux ausculter les mystères de l’âme humaine. Ni prédatrice quadragénaire ni agneau du sacrifice ne s’affrontent. Deux êtres fragiles se saisissent puis se trahissent sans éteindre leurs feux. La part d’enfance en refus de mourir chez cette femme répond à celle de l’adolescent au visage poupin dans son lit. Les cadres familiaux et professionnels se découpent en scènes clés prédisant l’impasse, comme dans un film de Chabrol.
Catherine Breillat n’avait pas tourné depuis 10 ans, ayant été victime en 2005 d’un accident cérébral vasculaire qui l’a rendue hémiplégique, puis filoutée par un escroc disparu avec ses économies. Longtemps dépressive, elle avait révélé cette arnaque en 2011 dans Abus de faiblesse. Pour elle comme pour Wenders, 2023 devient l’année du grand retour.
L’été dernier explore l’amour qui se heurte aux impératifs de la vie, avec des images lumineuses et une Léa Drucker sur le fil du rasoir entre culpabilité, terreur des conséquences et extases charnelles quasi mystiques. De garçon farouche et asocial, le jeune homme devient otage de sentiments embrouillés, et Samuel Kircher joue le trouble de la chair et du coeur avec un abandon palpable.
Beau film porté par une mécanique implacable, L’été dernier demeure une oeuvre de cinéma relativement classique. De son côté, Wenders, en s’aventurant hors des cadres, aura réussi l’envol magique.
Odile Tremblay est l’invitée du Festival de Cannes.