Mort du cinéma ou longue vie chez Moretti?

Eh non, Cannes ne se contente pas d’accueillir des vedettes et de projeter des films. Il couche parfois les cinéastes sur le divan du psychanalyste. Plus bousculé que jamais par la perte des repères et les regards du spectateur devenus clignotants à force de zapper, le septième art est-il couché sur son lit de mort ? Vaste question.
À la salle Agnès Varda était projeté mardi Cannes 999, un film remue-méninges réalisé par Lubna Playoust sur l’avenir du malade. Tourné l’an dernier dans une chambre d’hôtel de Cannes, il prenait le relais de Cannes 666, piloté par Wim Wenders, qui, en 1982, recueillait les prédictions de Godard, Fassbinder, Antonioni, Spielberg et compagnie.
Cette fois, ils sont une vingtaine de cinéastes à interroger leur boule de cristal, dont Audrey Diwan, Olivier Assayas, David Cronenberg, Ruben Ostlünd, Arnaud Desplechin, Paolo Sorrentino, Asghar Farhadi, Claire Denis et Monia Chokri.
À quarante ans d’intervalle, seul Wim Wenders aura participé aux deux aventures. Le réalisateur des Ailes du désir rejoint les rangs des pessimistes face à l’avenir du cinéma. Crise des salles et de la distribution, panne mémorielle collective, exil de l’audience au foyer, tyrannie des plateformes et des algorithmes sur les esprits : n’en jetez plus ! D’autres, comme David Cronenberg, refusent de s’avouer vaincus.
Dans ce grand festival nourri de faste et d’oeuvres, quoique prisonnier de sa niche, on aura entendu des appels à la résistance pour sauver la poésie et l’imagination des créateurs face au vertige du vide. Aussi, des chants d’espoir, qui donnent le goût d’y croire.
À écouter
Dans les souliers de Moretti
Nanni Moretti fait son cinéma depuis si longtemps à Cannes que la mort du septième art semble moins inéluctable en sa compagnie. Multiprimé au long des décennies, palmé d’or en 2001 avec La chambre du fils, le cinéaste italien renouait mercredi avec sa veine d’autofiction ironique dans Vers un avenir radieux. Projetée en compétition, cette délicieuse comédie interroge, quoi d’autre ? Le septième art.
Le personnage de Nanni Moretti y tourne un film sans grand budget aux côtés de son épouse productrice lasse de sa tyrannie (Margherita Buy) et d’un producteur français extravagant (Mathieu Amalric) qui l’envoie en vain rouler vers Netflix. On n’est pas loin des préoccupations des cinéastes dans Cannes 999. Vers un avenir radieux, dans la lignée du 8 ½ de Fellini, marie la quête existentielle du cinéaste, ses déboires conjugaux et les affres d’un film qui lui échappe. Ce dernier aborde en 1956 les états d’âme d’un communiste italien (merveilleux Sylvio Orlando) qui peine à couper le cordon avec l’Union soviétique.

En cinéaste, Moretti se révèle plus comique et égocentrique que jamais, dépassé par son époque qui ignore l’engagement politique, par sa fille amoureuse d’un homme âgé, par des acteurs qui modifient ses répliques, par sa propre mauvaise foi, par ses nostalgies mal éteintes.
On ne donnera pas tort ici à ceux qui l’appelaient le Woody Allen italien, tellement leurs contradictions semblent se répondre. Mais il a mieux vieilli que son confrère américain. Vers un avenir radieux, franc succès en Italie où le film est sorti le 20 avril, enchante avec ses numéros de cirque, ses plateaux ingérables, son réalisateur abasourdi et rempli d’espoir, sorte de Charlot à Cinecitta. Et dans ce film aux acteurs bien dirigés (dont lui), sa mélancolie généreuse et son absence de prétention sont un vrai baume au coeur. On ne lui prédit pas une seconde la Palme d’or, mais on savoure sa dernière oeuvre comme un gelato sur une terrasse à Rome l’après-midi.
Les plaisirs de la grande bouffe
On avait vu à Cannes cette semaine Club Zéro, de Jessica Hausner, qui faisait du jeûne un suprême art de vivre. Nous voici aux antipodes de cette ascèse. La passion de Dodin Bouffant, également en lice pour la Palme d’or, évoque davantage Le festin de Babette et autres Grande bouffe, tant il nous sert à boire et à manger. Tran Anh Hùng, cinéaste d’origine franco-vietnamienne, auteur de l’admirable Odeur de la papaye verte. Il offre un coup de chapeau à l’art culinaire de sa patrie d’adoption. Le film adapte le roman de Marcel Rouff publié en 1924 et situé à la fin du XIXe siècle, du temps où la surconsommation ne pesait guère sur la conscience des riches gastronomes.

Ode aux entremets truffés, aux ortolans, aux sauces persillées au porto et autres poulets mitonnés dans leur suc avec apprêts divers, le film, très vieille France, met en scène Benoît Magimel en chef d’exception et Juliette Binoche (formidable) en cuisinière incomparable et compagne du maître-queux. Cet ancien couple à la ville retrouve à l’écran une complicité savoureuse, puisque saveurs il y a. Il fait aussi merveille sur le tapis rouge…
Dans un château où la bonne chère se voit concoctée en cuisine et savourée en salle à manger, les gestes de l’art : couper les oignons, faire frire la sole et autres manipulations alchimiques relèvent du sacré. Le film, avec le concours du chef Pierre Gagnaire, ne nous prive d’aucune étape du divin processus. La vie du couple et les épreuves de leur parcours semblent destinées à ouvrir nos sens à de nouvelles dégustations. Film de facture très classique, aux images magnifiques, à la distribution impeccable, La passion de Dodin Bouffant régale par son hommage à un art qui fait saliver nos papilles. Et qui, comme le cinéma, a encore quelques riches heures devant lui en douce France.
Odile Tremblay est l’invitée du Festival de Cannes.